Notre première « fenêtre lusophone » porte sur les concepts de lusotropicalisme et de lusophonie. Fondement de la supposée « spécificité » du colonialisme portugais, la théorie du lusotropicalisme, et son utilisation par le régime colonial portugais, permet de comprendre comment le Portugal a vécu son rapport à la colonisation. Cette théorie a des répercussions jusqu’aujourd’hui, aussi bien dans l’incapacité du Portugal à penser le racisme et à réfléchir l’interculturalité de sa société actuelle (fenêtre n°2) que dans le silence qui entoure la mémoire coloniale (fenêtre n°5).
Parce que les relations développées dans le cadre de la lusophonie (comme concept et comme politique) sont héritières du lusotropicalisme, nous avons choisi de traiter ces deux thèmes ensemble.
Cet article présente les résultats de l’étude réalisée par Bart Paul Vanspauwen durant son master d’ethnomusicologie à l’Université Nouvelles de Lisbonne (UNL), en 2009-2010. Donnant la parole à plusieurs musiciens issus des PALOP (Pays Africains de Langue Officielle Portugaise) et vivant à Lisbonne, l’auteur cherche à comprendre la perception que ceux-ci se font du concept de » lusophonie « . Six ans plus tard, cette étude nous paraît toujours pertinente pour comprendre et explorer l’existence d’une lusophonie culturelle.
Le 25 février 2011, la TAP (compagnie aérienne portugaise), qui propose plus de 70 vols par semaines en direction de plusieurs villes du Brésil et des capitales des cinq PALOPs (Cap Vert, Guinée Bissau, Angola, Mozambique et São Tomé), poste le clip De Braços Abertos (Les bras ouverts) sur son compte Youtube. Le clip réunit des musiciens connus de trois pays » lusophones » : la Portugaise Mariza, l’Angolais Paulo Flores et la Brésilienne Roberta Sá, qui ensemble personnifient une musique qui se veut un » hymne » pour l’union des cultures lusophones. D’après la TAP, De Braços Abertos » illustre la proximité et la complémentarité de ces trois peuples, qui partagent une langue, une culture et une histoire « .
La » lusophonie » est un concept relativement récent, de plus en plus utilisé depuis les années 1990. Le mot est composé de » luso » (1) – qui vient de » lusitanien « , habitant de la Lusitanie, province romaine qui comprend l’actuel Portugal, l’Extremadura espagnole et une partie de la province espagnole de Salamanque – et de » phonie « , évoquant une population qui parle une langue spécifique. Cependant, le concept de lusophonie revêt une signification plus ample, incluant également le politique, l’économie et la culture.
Bien que ses racines puissent être trouvées dans le colonialisme portugais, il prend un sens nouveau depuis 1974 avec la migration des anciennes colonies portugaises, principalement venues d’Afrique, vers Lisbonne. La création de la Communauté des Pays de Langue Portugaise (CPLP) en 1996, la réalisation d’événements internationaux comme l’Exposition Universelle de 1998 à Lisbonne [ayant pour thème « Les océans, un patrimoine pour le futur « , et retraçant notamment les 500 ans de liens entre le Portugal et ses anciennes colonies « , NDLR], l’industrie transnationale musicale, tout comme l’avènement d’Internet (aussi bien comme source d’information que comme réseau social), sont autant de facteurs qui ont contribué à étendre la perception de la lusophonie bien au-delà d’un cadre strictement linguistique. De nombreuses institutions gouvernementales ou municipales, associations, universitaires, entrepreneurs culturels, artistes et journalistes évoquant explicitement le concept dans leurs objectifs.
La CPLP réunit plus de 223 millions de locuteurs, venus de huit pays différents : Angola, Brésil, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Portugal, São Tomé et Principe et le Timor Oriental. En 2005, dans une réunion à Luanda, la CPLP a choisi le 5 mai pour fêter chaque année le » Jour de la Culture Lusophone « . Depuis 2008, la » Semaine Culturelle de la CPLP » a été organisée autour de cette date à Lisbonne (2).
L’aspect linguistique de la lusophonie doit être relativisé, en prenant en compte le fait que, bien que langue » officielle « , elle existe dans la majorité des pays avec d’autres langues. En revanche, l’usage du portugais est en expansion dans les PALOP, via les radios nationales ou internationales (comme la RTP, Radiotélévision Portugal), la télévision par satellite, la communication écrite et l’enseignement, généralement effectué en portugais. Le Brésil reste le principal » promoteur » de la langue portugaise, avec 200 millions de locuteurs ; le pays a inauguré en mars 2006 le Musée de la langue portugaise à São Paulo.
La CPLP s’est construite comme un acteur fondamental de l’institutionnalisation de la lusophonie, en maintenant son siège à Lisbonne. Les projets et associations indépendantes, comme l’association Sons de la lusophonie ou le projet » Lusophonies : cultures en communauté » de l’association Etnia, prennent également Lisbonne comme point de référence.
Au final, Lisbonne constitue une scène privilégiée pour la rencontre de musiciens portugais, migrants ou en visite, comme le montre le documentaire Lusofonia, a (r)evolução ( Lusophonie, (R)évolution )(3). Comme le note Jorge Dias à propos de certaines expositions artistiques présentant des artistes du » monde lusophone « , et comme on peut le penser en observant des événements culturels comme le Lisboa Mistura, le Festival ImigrARTE et le África Festival, ce sont finalement ces rencontres artistiques qui, consciemment ou non, permettent une distanciation critique du concept de lusophonie.
L’analyse du documentaire Lusofonia, a (r)evolução (Red Bull Music Academy – Portugal, 2006) suggère que les sons » lusophones » ont pu évoluer, mais ont encore une appartenance commune. Le documentaire promeut des fusions musicales et une forme de multiculturalisme, afin de revaloriser la notion historique de lusophonie. Dans une volonté de montrer les opportunités professionnelles que représente le Portugal, il s’intéresse majoritairement à des musiciens intégrés dans le circuit de l’industrie musicale du pays. Les dynamiques musicales et les transformations sociales à l’uvre dans un contexte migratoire sont en grande partie mises de côté.
Mon étude ethnographique s’est au contraire focalisée là-dessus. Je voulais une compréhension critique et personnelle du concept de lusophonie pour les musiciens de langue portugaise, migrants ou résidents, en plusieurs endroits de Lisbonne : bars, restaurants, associations, institutions officielles. J’ai en particulier exploré comment ces musiciens conceptualisent la notion de lusophonie, et comment ce concept affecte leur travail, leurs shows, leurs relations avec d’autres musiciens, avec les institutions et avec les associations portugaises.
Les principaux musiciens interviewés sont Aldo Milá (Angola), Guto Pires (Guinée-Bissau), Jefferson Negreiros (Brésil), Tonecas (São Tomé et Principe), José Amaral (Timor Oriental), Zézé Barbosa (Cap-Vert) et Costa Neto (Mozambique).
Il était très clair que chacun de ces musiciens cherchait à présenter la musique de leur propre pays et ne s’identifiaient pas à la notion de » musicien lusophone « . La lusophonie est un terme politique qui actuellement paraît être peu pertinent dans le quotidien des musiciens basés à Lisbonne, notamment dans leurs concerts. Ils n’utilisent pas ce terme, et considèrent même la dénomination » musiques lusophones » problématique, puisqu’elle recouvre des réalités de domination culturelle et linguistique.
Aldo Milá souligne que les langues et dialectes africains sont » le support culturel local, c’est-à-dire que la langue est quasiment un instrument de la mémoire culturelle spécifique de ces peuples « . « Le fait que le portugais soit une langue d’unité nationale au niveau de la pensée politique ne signifie pas que nous devons oublier tout l’expression esthétique et culturelle des langues des différents peuples et groupes ethniques de nos pays » (4). Cette affirmation est à l’origine de sa critique du terme » musique lusophone » : » Qu’est-ce que la musique lusophone ? C’est la musique des pays africains de langue portugaise, plus leurs langues locales, ou c’est uniquement la musique des pays de langue officielle portugaise en portugais ? J’ai constaté que quand il s’agit des langues locales, on commence à sentir un malaise « .
Quand on les questionne sur l’utilité de la langue portugaise, la majorité des musiciens rencontrés pointe une ambiguïté identitaire : le portugais est tantôt la langue de l’ancien oppresseur, tantôt la langue de la révolution, de l’indépendance et de l’unité nationale. Costa Neto affirme : » Premièrement, j’assume la langue portugaise comme étant aussi la mienne. Elle fait partie de notre culture, puisqu’elle est présente sur le territoire mozambicain depuis plus de 500 ans. Mais je ne peux pas dire que je parle uniquement portugais » (5) Guto Pires considère que « si nous, Africains, cessions de chanter en Portugais, la musique lusophone n’existerait déjà plus » (6). Le Portugais est aussi vécu comme un lien entre les PALOP eux-mêmes.
Aldo Milá accuse les médias portugais, comme par exemple la RDP/RTP África [Radiodiffusion Portugaise/Radio et Télévision Portugaise, NDLR], de promouvoir un type déformé de musique lusophone. Il dit que cette » rubrique » musicale a été créée par certains » spécialistes » de radio, dans ce qu’il considère être » un abus de confiance de la culture africaine « . Dans ces émissions, » quasiment 80 % de la musique est électronique et chantée en portugais. Alors que les musiques des pays lusophones sont le plus souvent jouées avec des instruments locaux, à l’intérieur même des pays, dans un contexte musical propre. Personnellement, je ne me retrouve pas dans la RDP/RTP África « (7).
La majorité des musiciens rencontrés voient leur travail comme une sauvegarde urgente et une revalorisation de la » musique africaine « . Costa Neto explique qu’il est » plus urgent de défendre la partie traditionnelle de la musique. Je dis » utilisez-moi pour valoriser le patrimoine, qui est celui du monde » (8). Guto Pires pointe un pré-requis courant pour la musique africaine au Portugal : » Le Portugal exige automatiquement que la musique soit » blanchie » pour pouvoir passer ici. Il faut qu’elle passe par le fado » (9). Pires est convaincu qu’on n’exige rien de tel pour les musiques des pays voisins.
Les musiciens brésiliens semblent être traités de manière bien différente, sans cette domination musicale ressentie par les musiciens des PALOP. Dans l’imaginaire populaire, il est admis que les musiciens brésiliens ont une relation plus intime avec la musique portugaise. Comme l’affirme Jefferson Negreiros : » Le fado, la bossa nova : ça, c’est de la pure lusophonie. Une personne d’ici qui va écouter du fado va percevoir le rythme de la bossa nova. Et une personne brésilienne qui va entendre du fado va l’accepter, parce qu’il y a de la bossa nova dedans » (10). Toutefois, à cause de la popularité de certains styles d’artistes et de musiques brésiliennes, un grand nombre de musiciens brésiliens ont du mal à diffuser leurs propres compositions à Lisbonne.
De manière générale, ma recherche montre que Lisbonne permet une interaction toujours plus grande entre les musiciens et musiques de langue portugaise. Ces musiciens jouent ensemble au cours de répétitions informelles, comme invités spéciaux dans les concerts des autres, dans des projets inspirés par le concept de lusophonie, dans des festivals dont les promoteurs utilisent la lusophonie pour promouvoir la musique des pays de langue portugaise, etc. D’un autre côté, les musiciens eux-mêmes se voient comme des agents culturels qui utilisent la musique pour promouvoir leurs valeurs culturelles et leurs langues locales, utilisant Lisbonne comme un espace de communication.
Selon Costa Neto, » avant d’être des musiciens, nous sommes des agents culturels « (11). Sans exception, tous ceux que j’ai rencontré considèrent la ville de Lisbonne comme un point de rencontre contemporain pour les populations migrantes des pays de langue portugaise et leurs musiciens : » Lisbonne est le centre, non de tout, mais un lieu où on peut réussir en peu de temps à réunir tous les musiciens issus de pays de langue portugaise « , affirme José Amaral (12).
Malgré cela, le peu de reconnaissance institutionnelle de la contribution des musiciens immigrés de langue portugaise à la vie culturelle de Lisbonne, se traduit par un manque de lieux où jouer et faire connaître ses compositions. Étonnamment, la plupart des musiciens rencontrés pensent que le concept de lusophonie peut être utile, pour unir les forces et aller vers plus de visibilité : » Il manque quelque chose : nous avons tellement de richesses, mais nous ne sommes pas appréciés. On peut entendre beaucoup de musique, de la bonne musique, mais d’après ce que je vois, sur l’aspect culturel, la CPLP a encore besoin de faire des progrès. Pendant que je suis ici, je vais lutter pour ça « , promet José Amaral (13).
Les musiciens en appellent aux institutions supranationales comme la CPLP, et aux gouvernements des pays d’origine comme d’accueil, pour un appui structurel dans la promotion et la divulgation des cultures des pays de langue portugaise, et dans la reconnaissance des musiciens immigrés comme partie intégrante de l’histoire culturelle et du patrimoine du Portugal. Plus fort encore, certains d’entre eux soulignent l’importance d’ajouter la notion de lusophonie aux programmes d’éducation culturelle et civique, aussi bien au Portugal que dans les autres pays lusophones.
Le Portugal est perdant s’il ne met pas en valeur ses liens historiques, argumente Costa Neto : » Regarde, qui est perdant ? Avant tout, les Portugais, qui perdent une partie de leur propre histoire. L’histoire des pays de langue portugaise fait partie de l’histoire du Portugal. Je pense que Lisbonne a la responsabilité de présenter un peu tout ce qui fait partie de sa propre histoire » (14). Cela implique que le Portugal doit parrainer les expressions culturelles des pays où il a été présent, et que les immigrés originaires de ces pays ont pour ambition de contribuer à l’identité contemporaine portugaise. Mais cet » échange » suppose l’incorporation des chanteurs-compositeurs des pays lusophones dans le discours culturel et civique national, plutôt qu’un discours politique sur la lusophonie. Il suppose aussi que l’héritage culturel commun soit promu par des institutions transnationales comme la CPLP, plutôt que par le Portugal lui-même.
(1) Le choix de cette référence à la Lusitanie, donc au Portugal, est critiqué par certains intellectuels, qui estiment que bien qu’étant la matrice linguistique de la lusophonie, le Portugal doit cesser de jouer le rôle de centre et accepter de promouvoir une multi-polarité.
(2) La CPLP peut être comparée à l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) pour les francophones : créée en 1970, elle compte 70 États-membres, qui ensemble représentent une population de plus de 870 millions de personnes, dont 200 millions qui parlent le Français comme langue maternelle. Les aspects culturels de la francophonie sont fêtés chaque 20 mars, durant la Journée Internationale de la Francophonie, depuis 1998.
(3) Lusofonia, a (R)evolução, Red Bull Music Academy – Portugal 2006.
(4) Interviews du 27 novembre et du 4 décembre 2009.
(5) Interview du 10 décembre 2009.
(6) Interview du 18 décembre 2009.
(7) Interviews du 27 novembre et du 4 décembre 2009.
(8) Interview du 10 décembre 2009.
(9) Interview du 18 décembre 2009.
(10) Interviews du 10 novembre 2009 et du 4 février 2010.
(11) Interview du 10 décembre 2009.
(12) Interview du 5 janvier 2010.
(13) Interview du 5 janvier 2010.
(14) Interview du 10 décembre 2009.Article paru originellement sur le site de Buala (www.buala.org)
Traduit du portugais par Maud de la Chapelle
Ler aqui (na Buala) a versão portuguesa.///Article N° : 12729