Sorti en octobre 2016 chez Vents d’ailleurs, Anges fêlés est le premier roman d’Eva Doumbia. Metteure en scène franco-ivoirienne et fondatrice des compagnies La part du pauvre et Nana Triban, l’auteure nous invite ici à découvrir un univers marseillais trouble et attachant.
Il ne faut pas avoir peur d’explorer les âmes, de descendre et de remonter, avec une rapidité vertigineuse, le long des émotions des protagonistes de ce roman, pour s’y plonger pleinement et l’apprécier. Il faut, au contraire, se familiariser avec Marseille l’été, qui peut être une ville fiévreuse autant que ses habitants. Ne pas craindre de déambuler dans la chaleur étouffante du marché de Noailles : là où l’on croise des ombres intoxiquées et désespérées. Anges fêlés porte en effet les voix de plusieurs personnages ayant en commun la fêlure d’une colère inaltérable. « Les anges rouges de la ville n’aiment pas les gens ». Non. Et même si les gestes de leurs mains qui accompagnent une conversation inaudible, sont « beaux comme une danse », ces mêmes mains peuvent égorger des amis, pour ensuite caresser avec une tendresse inouïe le visage d’une personne chère. Nathy, Ibrahima, Sofia, Magali, sont en colère car ce n’est pas possible d’effacer la flaque de sang qui, un jour, s’est répandue dans la salle d’un institut de formation. Ni la pression de la cité quand on rêve de s’en sortir, ni l’abandon d’un père et de toute une culture, ni les abus d’un inconnu lors d’une soirée de l’enfance. Ils sont tous cet « enfant qu’on a battu et qui ne sait pas pourquoi [il] a éventré la peau de son coussin » dans un mouvement de haine étouffée et dangereuse, car « avec elle, on ne sait jamais où tout va ». Mais il y a aussi Fa Moussa, Yacouba. Celui qui est parti sans jamais se retourner pour retrouver les siens. Et celui qui a fait une promesse qu’il sait qu’il ne pourra pas tenir. Personne, dans ce roman, ne marche léger, et les corps sont fragiles, faibles et menaçant à la fois, contenant des dangers, les provoquant. Le rouge les imprègne, comme un mauvais présage, et qu’il s’agisse de poussière ou de sang, ça pique le cerveau, empêche les pas et rend les personnages « debout comme couché[s] », des fantômes en attente. Ils attendent des yeux miséricordieux, un « Crime et châtiment » où s’identifier, un pardon qu’ils n’arrivent pas à demander, un accueil qui transcende les quartiers et surtout, surtout, des explications. « En France, on n’a pas le droit de s’adosser au mur des immeubles quand on est jeunes, arabe ou noir. Pourquoi ? Parce que, suivi d’un point ».
Et d’ailleurs « il n’y a pas pire que l’espoir » : elle le sait bien Sofia, celle qui espère plus que tous et qui est donc la plus désespérée. Etrangère à elle-même, mais cherchant sans cesse à devenir un langage pour traduire les systèmes des pensée des autres, occupée à expliquer à qui l’entoure que l’innocence est une tare, employant toutes ses forces pour déconstruire la bienveillance occidentale aussi bien que la condescendance africaine, elle invite le monde à se taire. Et pourtant ne fait que lire, regarder les informations, voyager, pour toujours constater que « les voyages contemporains ne forment à rien. Car l’Europe est partout et partout elle se ressemble ».
Celle qu’Eva Doumbia nous décrit dans Anges fêlés est une humanité en proie au capitalisme, autophage, délirante et tout de même en quête de purification spirituelle et de silence. A travers plusieurs flux de conscience, une écriture rythmée, parfois rapsodique et essoufflée, l’auteure nous pousse à réfléchir sur les rapports de domination nord-sud. Des questionnements qui semblent pouvoir aspirer à un moment de trêve avec un retour aux sources, là où la peau reprend son élégance, les dents leur blancheur, le cœur sa place. Mais est-ce vraiment l’apaisement du Printemps tant recherché ? Ou son illusion ? Un premier roman qui est comme une naissance.