Sélectionné notamment à Venise et au Caire et un des films marquants des Journées cinématographiques de Carthage marquées par le terrible attentat du 24 novembre, le nouveau film de Merzak Allouache semble opérer une boucle avec son premier film, Omar Gatlato. Mais les temps ont changé, la jeunesse algérienne aussi.
En 1976, Omar Gatlato reçoit d’un ami un minicassette d’occasion et y trouve la voix d’une jeune femme dont il devient amoureux sans l’avoir vue. Il mettra tout un film à trouver qui est cette voix et lui proposer un rendez-vous, mais finalement, il ne traversera pas la rue pour s’y rendre. Ce premier film en arabe dialectal, qui se détachait du programme obligé de la célébration des combattants indépendantistes, avait ouvert au cinéma algérien la voie du réel et de l’intime tout en dressant un portrait lucide des blocages de la jeunesse. Quarante ans plus tard, c’est un autre Omar qu’Allouache met en scène, tout aussi coincé pour se déclarer à la Selma qu’il a élue parmi ses victimes, touché par son regard, lui le petit malfrat au regard fixe, indifférent au monde, énigmatique et mystérieux. Les rares fois où il parle, c’est pour dire que « le vent ne le touche pas ».
Est-ce le vent de l’Histoire ? Il reste à distance de ceux qui l’invitent à manifester. Il préfère les « Madame Courage », ces psychotropes qui le font planer mais aussi trouver le culot d’arracher sacs et colliers dans un sentiment d’invincibilité. Le vent ne le touche pas. Il se croit intouchable, mais pas au sens du film aux vingt millions d’entrées : alors qu’Intouchables d’Olivier Nakache et Eric Toledano cultivait l’illusion d’une rencontre possible entre classes sociales opposées et d’une intégration joyeuse dans le tissu français (cf. « Les clefs du succès d’Intouchables, article n° 10507 »), Madame Courage est parfaitement désespéré.
Omar version 2015, qu’interprète avec une impressionnante intensité Adlane Jemil, n’est le miroir de celui de 1976 que pour montrer que rien n’a changé au fond pour les jeunes dans la société algérienne, si ce n’est l’environnement qu’Allouache résume à la montée de l’islamisme (la mère d’Omar passe sa vie à écouter les conseils des imams intégristes sur les médias, et comme dans Les Terrasses, les appels à la prière rythment la vie), à la perte des valeurs dans la misère économique (la sur d’Omar se prostitue) et au chômage de masse. Comme pour Harragas, il va tourner à Mostaganem, où la pauvreté des bidonvilles est criante.
C’est cette Algérie désillusionnée, sans aspérités auxquelles s’accrocher, que l’on ne pense qu’à quitter comme l’affirmait le même Adlane Jemil dans Babor Casanova de Karim Sayad, documentaire où on le découvrait dans ses débrouilles entre petits trafics et parking informel, et qui dépensait ses maigres gains dans les matchs de foot. Avec ses comprimés d’Artane, Omar se croit invincible. Le problème de l’Omar de 1974 était de ne pas oser faire le pas de l’individuation. Celui de 1975 est au contraire suicidaire : s’il ne joue pas les brûleurs, c’est qu’il vivote d’une débrouille mafieuse et se détruit peu à peu à l’Artane. Il toise le monde sans conscience du danger, funambule dont le fil menace à chaque instant de casser.
Allouache retrouve ici la précision de mise en scène du Repenti : mise en place d’une géographie où quelques endroits résument la ville, centrage sur un personnage souvent suivi sur les talons et filmé de près, et dont il adopte donc le point de vue en caméra subjective, imprévisibilité systématique de l’action qui laisse planer le mystère et nourrit la tension. C’est là où il excelle. Madame Courage est tourné au scalpel, passionnant de bout en bout, ménageant les surprises avec un plaisir consommé et atteignant par moment des sommets en amenant le spectateur à sympathiser avec cet anti-héros capable d’une poésie désespérée.
Car les derniers films de Merzak Allouache, réalisés avec brio mais à l’arrache avec des budgets minimalistes, reviennent tous au même regard désabusé sur le blocage de la société algérienne. Cette amertume dresse un constat mais ne permet pas à cette jeunesse de se forger un espoir, un courage, dans ce pays où pourtant nombre de gens luttent et tentent d’exister, y compris artistiquement. Avec un tel programme, les jeunes Algériens n’ont pas fini de tenter l’aventure de l’ailleurs.
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