Je le revois. Il porte un costume noir, une chemise blanche à boutons de manchettes, un nud papillon. Ses chaussures sont bien cirées. Maman l’accompagne, très jolie, dans une petite robe simple et raffinée. Son sourire et quelques bijoux discrets suffisent à la parer.
Il ne pleut pas encore, mais l’atmosphère est chaude et chargée d’humidité. C’est une fin d’après-midi du mois d’août, à Yaoundé.
On nous appelle.
Cinq paires de jambes couvertes de poussière rouge et maculées de sueur déboulent du fond du jardin. C’est à qui atteindra le plus vite notre mère et ses baisers parfumés. Mais cet empressement n’est dû qu’à un désir : retourner au plus vite sur le front des vrais problèmes. Ce jour-là, et à cette heure, le monde peut tourner, le Ciel lui même peut attendre. Seul compte pour nous, le dressage de notre chèvre Biquette. Nous l’aimons, nous la cajolons, nous l’embrassons sur le museau, nous lui caressons les flancs et nous la tirons par la queue pour lui montrer notre affection. Mais nous avons tout de même décidé, en conseil privé, de lui apprendre à faire ses besoins dans en coin bien précis du jardin
car ses abominables centaines de petites crottes adhèrent fâcheusement à nos sandales, quand ce n’est pas à nos vêtements en cas de chute fatale et
nous empêchent de jouer à notre guise. Mon frère aîné l’a décrété : « Biquette doit être dressée, et c’est une décision inévocable« . Bien que je ne le comprenne pas, le mot « inévocable » sonne pour le moins sérieux. Il m’a poussée à m’inscrire comme les autres, sur la liste du rodéo. Nous avons vu ça dans les films : si on tient longtemps sur le dos de Biquette, qu’elle se mette à ruer, sauter ou se cabrer, elle finira par se mettre au pas. Le tournoi va commencer et je compte bien gagner. Alors les parents peuvent bien vivre leur vie !
Nous ne savons pas qu’ils se rendent ce soir-là au cinéma Abbia, où notre père va donner un récital de guitare. De toute façon, nous sommes jugés « trop petits » pour sortir le soir.
Le lendemain matin, une chanson de notre père égaye le petit-déjeuner familial. À la radio, une voix commente « Moment sublime !
Formidable ovation !
Concert inoubliable !
Notre ambassadeur camerounais de la guitare !
». Nous mangeons nos tartines et buvons nos cacaos sans sourciller. Nous ne faisons pas le rapprochement. Un écran publicitaire attire notre attention : « Bonjour ami, bonjour Guinness ! » Mais ! C’est la voix de notre père ! Une publicité pour de la bière ? Il n’aime pas la bière ! C’est comme les cigarettes Bastos. Tout ce qu’il aime, c’est le slogan : « Toujours jeune ! »
Non, assurément, c’est un autre. L’attention retombe. La vraie attraction demeure Biquette, qui a encore une fois fait des siennes autour de son piquet dans le jardin. Nous nous autorisons à la gronder vertement, à lui faire la morale et même à la menacer de mort.
Et puis un jour, Biquette disparaît. Plus de rodéo possible. Nous pleurons toutes nos larmes. Notre mère n’ose rien dire à ses chevreaux. Peu après, la maisonnée est sur son trente et un. Notre tante Henriette (mystérieusement appelée »Tata Gogo ») se marie. C’est la fête ! Il fait beau ! Papa improvise pour elle, au sein d’un orchestre. Il est tellement applaudi que soudain, je réalise que les autres ne doivent pas le voir comme moi. Avec une simple guitare, il force le respect de tous. Je commence à comprendre que mon père est spécial. Lors d’une pause, il vient m’inviter à danser. Je suis toute petite, mais mon cou s’allonge de fierté. « Je vais t’apprendre le secret des pas du makossa, me dit-il. O Bia
Je vais te confier les clés de la maison du rythme
». C’est un moment de bonheur intense. Puis, dans mon esprit, un voile se déchire lorsque je réalise qu’au fond de nos assiettes, Biquette est là, qui sert de déjeuner
Cet été-là, j’ai compris que devenir adulte était en partie se résoudre à la cruauté du monde. Mais j’ai compris aussi que l’on pouvait essayer de prolonger ses rêves d’enfant en en créant de nouveaux, avec des instruments, des mélodies, des mots. Cela s’appelle être artiste. Et cela adoucit le monde.
Le reste est venu avec le temps. Au fil des rencontres où ma simple filiation m’auréolait automatiquement d’une admiration usurpée. Au fil des conversations avec celui que j’appelais « FB », ou « Maestro », pour l’avoir lu sur une enveloppe en provenance d’Amérique latine. J’ai fini par comprendre que j’avais un « drôle » de père, un sacré père, créatif, talentueux, attentif, affectueux, productif, audacieux. Pas seulement un père au fond, mais une chance ! Bref, je n’en ai essayé qu’un, mais je n’aurais échangé ce père-là contre aucun autre.
///Article N° : 2261