Présenté en avant première au festival de Cannes, Nos frangins sort le 7 décembre 2022 sur les écrans français. Un film incisif et éminemment actuel, qu’il est intéressant de comparer avec la série Oussekine.
« Et puis ces déchirures à jamais dans ta peau / Comme autant de blessures et de coups de couteau / Cicatrices profondes pour Malik et Abdel / Pour nos frangins qui tombent… » La chanson « Petite » de Renaud reprise au générique final de Nos Frangins donne la clef du film, celle des cicatrices. Il rappelle une vérité historique sur les « affaires » Malik Oussekine et Abdel Benhiaya – en fait leurs assassinats la même nuit par des policiers dans des circonstances très différentes, répression politique dans le premier cas et « bavure » sous l’effet de l’alcool dans le deuxième. Il la situe au présent, celui des violences policières, mais il insiste sur les blessures qu’elles laissent non seulement physiquement mais dans la tête de tous celles et ceux dont les frères sont victimes de la haine. On pense aux familles d’Adama Traoré et de Cédric Chouviat. Les brigades motorisées qui ont tué Malik Oussekine avaient été dissoutes après les faits en 1986 mais ont été restaurées pour lutter contre les « gilets jaunes ».
On sent dans le récit des faits que dresse Bouchareb et dans la place qu’il donne à l’émotion des familles la rage qui l’étreint. Car c’est en mettant en valeur les réactions corporelles, de la colère du frère de Malik Mohamed Oussekine (Reda Kateb) et de sa sœur (Lyna Khoudri) à la prostration du père d’Abdel (Samir Guesmi), qu’il fait de ces affaires politiques des expériences personnelles de douleur et d’angoisse. C’est cette incarnation qui ancre le film dans la mémoire plutôt que l’abstraction historique. C’est elle qui définit les enjeux politiques et moraux qui ont aussi valeur dans le présent.
Bouchareb garde cependant une grande sobriété dans sa façon d’entremêler archives télévisuelles et radio d’époque (des manifestations contre la loi Devaquet à l’intervention de Maître Kiejman) et scènes de fiction. Pour éviter la distanciation qu’instaure la pure reconstitution, son scénario coécrit avec l’écrivaine algérienne Kaouther Adimi introduit des éléments digressifs comme Ousmane, l’employé africain de la morgue de l’Institut médico-légal, qui accompagne les morts de ses prières et de ses chants. La musique d’Amine Bouhafa contribue également à cette distance. Mais il ne renonce pas aux enquêtes policières et aux manipulations politiques car c’est là que se joue le scandale d’Etat : le mépris des familles et la recherche d’éléments pouvant détourner la responsabilité de la police face à la médiatisation de l’affaire Oussekine et la colère étudiante. Le lien entre les deux affaires est opéré par l’inspecteur de l’IGS Daniel Mattei (Raphaël Personnaz), imaginé par Bouchareb pour matérialiser ce lien entre deux assassinats la même nuit, ce qui crée une certaine confusion pour le spectateur en début de film. Le père d’Abdel fait partie de la génération qui accepte sa condition sans rechigner tandis que la fratrie de Malik s’insurge : cette confusion renforce cette évolution tout en montrant que leur destin est commun (et que rien ne change encore aujourd’hui au niveau de l’intégration). Mattei est de plus en plus mal à l’aise, en tampon entre familles et administration. Il fait surgir malgré lui dans le récit les questions morales et politiques qui font de Nos frangins un film incisif et éminemment actuel.
Il est intéressant de comparer Nos frangins avec Oussekine, la mini-série de quatre épisodes de 60′ d’Antoine Chevrollier (Le Bureau des légendes, Baron Noir), qui se concentre uniquement sur le cas de Malik Oussekine mais a le temps d’ajouter aux faits le procès avec pour avocat Georges Kiejman (Kad Merad). Estampillée « d’après une histoire vraie », la série écrite avec Faïza Guène, Cédric Ido et Julien Lilti, est elle aussi extrêmement bien documentée, cette fois par Lina Soualem (réalisatrice de Notre Algérie). Avec sa sœur Mouna Soualem qui joue Sarah, la sœur révoltée de Malik, et leur mère Hiam Abbas jouant la mère apeurée de Malik dans le film, c’est une affaire de famille ! Cet aspect humain autant que la sobriété du tournage rapprochent les deux initiatives. Elles préfèrent rester au plus près de leurs personnages plutôt que de s’engouffrer dans le spectaculaire. La différence serait davantage à rechercher dans le traitement cinéma de Bouchareb, qui lie les deux affaires, ajoute le personnage de Mattei, introduit Ousmane, joue sur les archives en les complétant avec les mêmes caméras qu’à l’époque, etc. Plus factuelle, la série met en scène la tentative ratée d’étouffement de l’affaire par le ministre de la Sécurité, Robert Pandraud (Olivier Gourmet), et fait des épisodes édifiants du procès une saga politique en parallèle à la saga familiale enrichie de flash-backs sur la jeunesse de Malik et ses rapports à son père Miloud (Slimane Dazi), lequel a connu toutes les infortunes d’être Algérien en France. L’émouvante apparition des vrais frères et sœurs de Malik en fin de film, à l’âge qu’ils ont aujourd’hui, ancre encore davantage la série dans le témoignage historique, tant il est vrai que la connaissance de l’Histoire et de ses répercussions jusqu’au présent ne vient pas de sa reconstitution mais de la perception des histoires personnelles et de la mémoire collective de ses acteurs.