« Redonner de l’hétérogénéité, de la complexité »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Françoise Vergès

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Responsable du projet scientifique de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR), Françoise Vergès évoque l’approche muséographique singulière de ce lieu qui sera à l’image des théories post-coloniales.

Comment le projet de la MCUR est-il reçu à la Réunion et en métropole ?
En métropole, nous avons reçu le soutien de nombreuses personnalités et de ministères comme ceux de l’Éducation nationale et de la Culture. Nous avons également rencontré chez certaines personnes une incompréhension pour le projet, symptôme de la (non) place de « l’outre-mer » dans le monde de la culture, de l’art.
Á la Réunion, le projet a un écho favorable dans la population, avec encore beaucoup de travail à faire. Elle répond positivement à la campagne de collecte où les gens sont invités à faire don d’objets du quotidien, d’objets mémoriels. Mais nous avons noté un phénomène: il existe une « caste » qui occupe des positions dans la culture, qui s’est établie comme « censeur » et « décideur » de goût, et qui tend à rester enfermée dans le cadre revendicatif, ignore les émergences nouvelles ou ne sait pas les valoriser. Cette caste fait « couvercle », or nous voulons valoriser la créativité du vernaculaire et les expressions contemporaines. Nous développons cependant des partenariats avec des institutions, des collectivités et des acteurs culturels
Ce projet, depuis le début, est porté par le Conseil régional de la Réunion dont le président est votre père Paul Vergès (1). Comment la MCUR va t-elle s’articuler avec les autres institutions et les musées réunionnais ?
Á chaque fois que nous abordons un domaine que pourrait investir la MCUR, nous avons pour principe de nous poser deux questions. Tout d’abord, existe-t-il déjà une institution qui prend en charge cette mission ? Si oui, notre politique n’est pas de nous substituer à elle, quand bien même elle remplirait mal sa mission. Nous préférons voir comment faire pour qu’elle la remplisse mieux. Nous ne voulons ni pallier, ni doubler les autres institutions.
Avant de lancer la collecte sur le patrimoine pour l’une des expositions inaugurales « la Réunion du temps présent », nous avons dressé un état des lieux de toutes les collectes, les collections, les méthodologies et les conclusions qui avaient été faites. Pour voir leurs points forts, leurs faiblesses et ne pas être dans une répétition.
Nous souhaitons travailler en bonne intelligence avec les autres musées de la Réunion. Voir comment collaborer sur la programmation de nos structures ou encore dans le domaine de la formation, où il y a beaucoup à faire.
Comment avez-vous travaillé sur l’exposition permanente de la MCUR ?
Nous sommes partis d’un premier constat, essentiel : il existe peu de choses matérielles pour dire la complexité de l’histoire de la Réunion. Beaucoup d’entre elles, notamment des archives, ont été perdues, détruites. Pendant longtemps, la France a nié son passé esclavagiste et colonial. Elle ne s’intéressait donc pas à la préservation de certains lieux. Il n’existe pas de vieux objets à la Réunion. Les plus anciens datent du début du XXe siècle.
Au lieu de nous lamenter sur cette absence, nous avons décidé d’en faire un point positif, à partir duquel nous pouvons inventer quelque chose de nouveau. Comment construire un discours non pas autour d’un objet mais autour de l’immatériel ? Sachant que lorsqu’on se rend au musée, c’est bien pour y voir des choses !
Au lieu de penser l’objet, nous avons donc préféré penser l’installation. L’évocation se fait par un ensemble de choses : un objet, un son, une image fixe ou en mouvement… L’image peut être d’aujourd’hui. Ce n’est pas un problème pour nous. Plus qu’à l’authenticité, nous nous intéressons à l’évocation. Prenons l’exemple de l’Ile de Mozambique, qui fut une plaque tournante de la traite dans l’Océan Indien… L’éloignement de la côte n’a pas changé, peut-être la lumière non plus ? L’important pour nous, c’est d’arriver à évoquer un moment pour le visiteur… Qu’il se dise : c’était peut-être comme cela l’exil, la déportation… Car on ne saura jamais vraiment ce que cela pouvait représenter.
Nous évoquons aussi la multiplicité de l’objet : son utilisation tant profane que sacrée. Comme c’est le cas des pilons par exemple.
Enfin, nous nous attachons à l’itinéraire de l’objet. Beaucoup de choses, même les plus quotidiennes comme les épices – le gingembre, le safran, etc. – ne sont pas natives de la Réunion : elles ont été amenées. Nous mettons en lumière ces itinéraires. Ainsi, nous retraçons une histoire complexe à travers des éléments de notre vie familière. C’est également une façon de redonner de la singularité à la vie de ces personnes déportées, mises en esclavage, afin qu’elles ne disparaissent pas dans la foule des anonymes. Je veux ainsi tenter de briser les catégories : l’esclave africain, l’engagé indien, le colon français…. Ces personnes venaient de lieux précis, parlaient une langue, avaient une famille, des rêves… Pourquoi ne pas redonner la matérialité de ces différences ? Pourquoi ne pas faire entendre, par exemple, ces différentes langues ? Celles des esclaves, des coolies, mais aussi des colons. Ces derniers venaient en majorité de régions pauvres de France : la Bretagne et la Picardie. Qu’est-ce que cela signifie ? Ils ne parlaient pas français : les langues étaient régionales. Nous voulons donc redonner de l’hétérogénéité, de la complexité. L’histoire est fragmentaire, elle n’est pas pleine, complète. Il n’existe pas « l’esclavage » ou « la traite », comme des sortes de temps pleins, qui n’évolueraient pas. Nous allons au contraire montrer les changements, les transformations de ces pratiques et leurs conséquences. Le colon qui arrive au XIXe siècle est très différent de celui qui arrive au XVIIe : la révolution a eu lieu, les lois ont changé, etc.
La mise en lumière de ces itinéraires transforme ces objets. Il n’y a plus de distinction entre haute et basse culture. Nous définissons la culture comme tout ce qui fait notre monde.
Vous évoquez une démarche muséographique comparatiste, quelle est-elle ?
La colonisation française n’ayant mis en avant que sa propre culture, nous voulions restituer à part égale toutes les civilisations d’où sont issus les Réunionnais. Sans tomber dans une présentation idyllique du type « toutes les cultures sont belles, harmonieuses, etc. ». Comment donc éviter ce double écueil : tout mettre à égalité et reconstituer des entités fermées ?
Nous ouvrirons la MCUR avec deux expositions : « La Réunion du temps présent » consacrée à la Réunion du XXe siècle et « Six mondes la Réunion ».
Pour cette seconde exposition, notre approche spatiale des civilisations dont sont issus les Réunionnais distingue six espaces : la Chine, l’Inde du Sud, l’Inde musulmane, le monde africain, le monde français et le monde insulaire (Madagascar et les Comores). En ce qui concerne la chronologie, nous ne voulions pas nous fonder sur le temps français, pas plus que sur le temps chinois ou indien. Certains événements – comme la Commune de Paris en 1871 ou plus près de nous mai 68 – ont eu un grand retentissement en France mais pas à la Réunion. Inversement, en 1848, l’abolition de l’esclavage marque fortement le temps réunionnais mais a peu de retentissement en France. Nous avons donc des temps différents. Ces temporalités ont à être pensées.
Notre approche comparatiste consiste à regarder ce qui se passe dans ces différents mondes à une date donnée en découpant le temps à partir des mutations de la société réunionnaise. Cela permet de concevoir la complexité et la multiplicité de l’histoire. On voit à la fois les effets d’un monde sur l’autre et la dynamique interne de chaque monde.
Prenez-vous en compte l’imaginaire des visiteurs ? Quelle place allez-vous lui donner ?
Nous lui donnons je crois une large place car nous regardons le passé à partir des interactions du présent. Ce qui nous intéresse c’est de comprendre qu’est-ce que vivre à la Réunion signifie aujourd’hui ? Dans la promenade même au sein du musée, il y a des jardins pensés pour laisser place au rêve et à l’imaginaire. Pendant la visite, on pourra s’y asseoir, regarder les papillons passer, rêver, méditer… (2)
D’autre part, à travers les restitutions, nous montrons que l’histoire est tellement complexe qu’on ne peut que l’effleurer dans une exposition… que donner envie d’en savoir plus, de mieux comprendre.

1. Pour plus d’informations, voir le site : regionreunion.com, page MCUR
2. En mai dernier, le jury international, constitué pour le concours de maîtrise d’œuvre de la MCUR, en a proclamé les résultats. Parmi les cinq groupements d’architecture et d’ingénierie retenus pour ce concours, le lauréat est X-TU qui a déjà réalisé le Musée de la Préhistoire à Jeongok en Corée du Sud et la Maison de l’architecture et de la Ville à Lille en 2006. Pour plus d’informations, voir le site : regionreunion.com, page MCUR
///Article N° : 6726

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