Roland Barthes, son grand-père et le rêve des autres

Un colloque en 4 rounds au Collège de France

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Dans le cadre de sa chaire de création artistique au Collège de France, Alain Mabanckou a convié l’intelligentsia des années 2010 le temps d’un colloque historique, sobrement intitulé  » Penser et écrire l’Afrique noire « . Historique, parce que les 1300 participants installés sur les bancs du Collège de France ont été les témoins d’un saut dans le temps : c’est le premier colloque organisé par un Noir de France, dans une institution qui a évacué le discours sur l’Afrique depuis les Indépendances africaines, il y a 56 ans.
Le temps de 4 panels – ou de 4 rounds, des boxeur.se.s de la pensée ont mis KO l’idée d’une Afrique ni énonciable, ni habitable, toujours hospitalière et en attente d’hospitalité. Fruit de cette journée, des éléments de langage, des dates, des statistiques, des punchlines, des petites phrases : un puissant tissu citationnel, formulable en 140 caractères, paré pour la circulation et la répétition.

 » Nous avons pensé et écrit l’Afrique dans le but de contribuer à l’avènement d’un monde habitable, dans le but de rouvrir l’accès au jugement du futur, dans le but de redonner un nom.  »
Achille Mbembe

 » Qui sait aujourd’hui en France qu’au moment où Descartes publie le « Discours de la méthode » en 1637, un Éthiopien, Zera Yacob, écrit un traité de philosophie rationaliste (« Hatata ») qui défend l’importance de la raison dans tout jugement et qu’il publiera en 1667 ?  »
Séverine Kodjo-Grandvaux

Décontinentaliser l’Afrique
Premier constat : le malaise est géographique. Pour Françoise Vergès  » les frontières fabriquent de l’oubli « . En popularisant l’idée d’un Atlantique noir, on a figé l’orientation d’un regard panoramique et sans variations d’échelle, où les terres sont l’imprenable théâtre des tensions historiques. À contrario, intégrer l’Afrique océanique à nos cartographies mentales, explique-t-elle, c’est tenir compte de l’histoire des mers, de l’existence d’une culture technique et architecturale de l’eau, c’est déhiérarchiser le regard porté aux anciens «  confettis de l’Empire « . Un avis partagé par l’écrivain Sami Tchak, qui s’interroge :  » – Comment écrire un continent ? Comment écrire au continent ? « , évoquant l’injonction faite aux écrivains d’Afrique à porter, tels Atlas, la voix d’une «  expérience collective « . Au point que la continentalisation de l’Afrique est devenue, aux yeux de spécialistes obsessionnels, la seule matière critiquable, disqualifiant toute valeur esthétique. Conséquence :  » même la médiocrité peut avoir ses heures de gloire « . De son côté, l’historien Pap Ndiaye met en garde contre une  » exceptionnalisation essentialisante de l’Afrique noire  » qui postule la  » différence  » comme spécificité africaine. Souleymane Bachir Diagne invite quant à lui à «  penser l’Afrique de langue à langue. L’homme nouveau doit être bilingue. Par exemple, on va philosopher de l’akan à l’anglais, deux langues du Ghana, dans un va-et-vient. Aucune langue n’est le logos incarné.  » Une façon comme une autre de sortir des rapports de domination dessinés par la géographie (du Nord sur le Sud, des terres sur les eaux, de l’expérience collective sur l’expérience individuelle), au profit d’un nouvel équilibre épistémologique.

Sortir du rêve des autres
Deuxième constat : le malaise est narratif. L’ensemble des panélistes a dénoncé le flou entretenu autour de la notion de postcolonialité, souveraine de notre temps présent et pourtant bannie de la production des savoirs en France, comme le rappelle l’universitaire Dominic Thomas. Alors, face à l’impuissance de l’explication et de la répétition, la relation postcoloniale nourrit des histoires où la moindre anecdote réveille les fantômes du passé. Quand elle s’est installée en France, la romancière zimbabwéenne Lucy Mushita est devenue une  » femme noire, africaine  » et hypersexualisée, surgie de fantasmes hérités des  » aventuriers célibataires  » et de la littérature coloniale : «  Il paraît que j’étais elle, mais je ne la connaissais pas. Je l’ai découverte ici « . Chaque jour, Dieudonné Niangouna réinvente quant à lui le théâtre,  » cet art venu chez [lui]en bateau avec les colons français et portugais, et avec la syphilis « . Alors, il  » écrit debout, en colère, en désaccord, et cherche sa propre respiration entre une poubelle et la table des seigneurs. » Un appel à  » ne pas se trouver piégé dans le rêve d’un autre  » que partage Armand Gauz : «  L’Afrique a été colonisée avec tous ces rêves-là. On va la décoloniser en rêvant aussi. « . Vêtu d’un t-shirt estampillé  » Võ Nguyên Giáp « , il évoque le rêve de Louis-Gustave Binger, explorateur de la boucle du Niger, qui  » a donné la Côte d’Ivoire à la France « , comme a pu lire sur sa tombe, au cimetière de Montmartre, son petit-fils Roland Barthes, l’auteur de  » Bichon chez les Nègres « …

Antériorité des luttes
Troisième constat : le malaise est convulsif. À l’image des convulsions d’Haïti et de ses 32 coups d’état évoqués par Dany Laferrière, «  32 façons de ne pas accepter « . Il y a 4 siècles, l’invention de la race noire assigne la place des Noirs dans l’échange : puisque leur voix ne sera pas entendue, il faudra répéter. Le soldat noir, les militants de la FEANF ou l’acteur Luc Saint-Éloy, tous ont répété : «  comme personne n’a imaginé un musée qui raconte la France Noire, il faut forcer les portes en racontant la même histoire, sans arrêt « , conclut Pascal Blanchard. Et cet élan convulsif peut être le jeu de tous, pour Alain Mabanckou : « Pas de monopole pour penser l’Afrique, à moins de ruiner la complicité des imaginaires. » Pour Dieudonné Niangouna, c’est même une condition pour faire kung-fu : «  Avoir des alliés, ouvrir le plus de fronts possibles et changer la stratégie de bataille tous les deux jours : c’est la guerre. « 

///Article N° : 13614

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