La programmation de La Chapelle du Verbe Incarné fait une nouvelle fois la part belle à l’écriture du dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé. Primée par le Club de la Presse du Grand Avignon, la dernière mise en scène de Bintou par la prometteuse Laëtitia Guédoneut un succès remarqué par l’ensemble des publics. Grâce à un travail dramaturgique précis, jeunes et moins jeunes ont pu découvrir ou revisiter un texte à la rythmique forte qui soulève des problématiques contemporaines.
Faut-il encore présenter Bintou ? Cette gamine de banlieue a la provocation dans la peau. Rebelle et fougueuse, cette jeune fille issue d’une famille d’immigrés noirs-africains incarne les générations d’enfants nées sur le béton. À la tête d’un gang de garçons, surnommé les Lycaons, elle fait tourner la tête des plus durs : « On se découvre Lycaons quand on se réveille un matin avec […] la honte d’être humain et l’envie de tout envoyer valdinguer, de brûler la cervelle du monde entier. (1) » Manu l’Européen, Kader le Magrébin et Okoumé l’Africain la suivraient jusqu’à la mort. Ses « mecs » vont l’aider à réaliser son rêve : danser autour de son nombril comme Samia Gamal. Sa famille, quant à elle, est choquée par la vie que mène cette fillette de treize ans, elle n’y voit que sensualité outrageuse et lui prépare un voyage initiatique qui lui sera fatal.
Sur scène, la scénographie épurée se compose d’un dallage amovible de carreaux de terre cuite, une table de cuisine et quatre chaises et, en fond de scène, sur un autre espace carrelé une chaise de dos. Au fil des scènes, chaises – tables – éléments au sol sont déplacés ; mais l’essentiel du décor tient à ses éléments laissant aux seize comédiens une grande lisibilité. Le musicien Dawaa Litaaba-Kagnita, entouré de ses instruments à percussions et de ses flûtes, observe et rythme le spectacle avec des chants et mélodies allant de rythmiques traditionnelles africaines à des ambiances plus jazz. Du fond de la scène jusque que dans la salle, il accompagne l’histoire, rythme les interludes, donnant une image musicale de ce qui vient de se passer ou ce qui est à venir.
Les partis pris de mise en scène donnent à voir une tragédie moderne dans laquelle les présences du musicien sur le plateau et du chur de femmes chantant et dansant « à la traîne » de Bintou respectent la tradition des tragédies antiques. En revanche les scènes notamment celles où les Lycaons interviennent sont plus cinématographiques. Dans la scène « Jazz », proposée à la manière d’un interrogatoire policier, les jeux de lumières sont simplement composés d’un éclairage au niveau du visage par une lampe de poche. Dans « Gangsta rap-t », la bagarre chez Nénesse est traitée à la Tarantino : musique électronique sur images au rythme inégal : ralenti puis accéléré. Une mise en scène fluide et pénétrante qui a le mérite d’avoir traité avec la même efficacité les différentes problématiques sous jacentes au texte. Jeunesse délinquante, choc interculturel, violence, drogue, problème d’intégration, incompréhension intergénérationnelle, absence du père, difficulté d’élever son enfant seule, poids de la tradition, excision, autant d’axes dramaturgiques dont Laëtitia Guédon s’est saisi habilement.
C’est à travers cette déesse du multiculturalisme que sont soulevées les difficultés propres à nos sociétés contemporaines. Héroïne provocante, voire hérétique, il n’empêche qu’elle a conscience de ce qui les piège et les emprisonne. Avec Bintou, par exemple, pas question de toucher à la drogue, c’est elle ou le crack ! Pourtant comme l’incarne fidèlement la comédienne, Bintou est remplie de paradoxes – « Deale mais n’y touche » – ceux-là même qui lui font avoir une attitude quasi paternaliste avec ses mecs mais qui la poussent par ailleurs à mettre sa vie et celle des autres en péril. Entre provocation et appel au secours, Bintou ne laissera personne lui arracher sa liberté encore moins l’exciseuse qui devra utiliser le couteau offert par Manu. Il semble qu’une part de cette attitude soit liée à l’absence du père. Bintou se sent abandonnée et se venge à coup d’irrespect et de provocation. Dans cette mise en scène, l’absence du père se ressent fortement. Est-ce à cause de cette chaise laissée vide, de l’aura du musicien remplaçant le père absent : enfermé dans une pièce, disparu ou bien mort et conservé dans une urne derrière cette porte ? Le texte n’en dit pas plus. A nous d’imaginer ce qui a pu lui arriver. Comme Bintou qui semble aussi perplexe par rapport à l’absence d’un père, l’abandonnant dans les griffes de Moussoba, il semble qu’il faille faire avec ses trous, ses vides, se construire malgré tout.
Une mise en scène de qualité, des comédiens impressionnants, cette Bintou – cru 2009 – est une belle réussite !
1. Koffi Kwahulé, Bintou, Lansman, Carnière, 1996, p.22.
« Autour de Bintou, un projet qui fait grandir », article et entretien par Sylvie Chalaye : [ici]Bintou
Compagnie 0,10
Texte : Koffi Kwahulé
Mise en scène Laëtitia Guédon
Scénographie : Soline Portmann et Benjamin Perrot
Lumières : Mathilde Foltier-Gueydan
Avec Annabelle Lengronne (Bintou), Alexandre Jazédé (Manu), Yohann Pisiou (Blackout), Olivier Desautel (Kelkhal), Sol Espeche (chur), Juliette Wiatr (Chur), Gaëlle Bourgeois (Chur), Olivia Dalric (chur), Aliou Cissé (Oncle Drissa), Mata Gabin (Tante Rokia et Mère de P’ti-Jean, Dilène Valmar (La Mère), Marie-Jeanne Owono (Moussoba), Laurent Gernigon Nénesse alternance) Yves Jégo (Nénesse alternance), valentin Johner (P’tit-Jean alternance), Frédéric Merme (Terminator), Emmanuel Mazé (Assassino ou P’tit-jean alternance), Olivier Berhault (Assassino alternance)///Article N° : 8897