Celui qui aura résisté

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Je n’ai pas connu Sembène. Ceci fait de lui une figure toute en paradoxe pour le cinéphile que je suis et pour qui ce cinéaste aura été le grand présent-absent dans l’image que je me fais de la cinéphilie. Je ne peux m’empêcher de penser à la manière dont j’ai connu les films de Sembène. Et à partir de là, je me pose la question suivante : qu’est-ce qui a été fait pour que le cinéma africain soit accessible aux Africains ? Je me rends compte que pas grand-chose. Cela est confirmé par les conditions dans lesquelles j’ai pris connaissance du cinéma de Sembène et le moment tardif de cette connaissance par rapport à ma formation de cinéphile. L’importance de ce cinéaste permet de mesurer la faillite institutionnelle face à la sauvegarde de notre mémoire, et notre mémoire visuelle plus particulièrement. Laquelle faillite empêche les œuvres de jouer le rôle auquel elles sont destinées : faire partie de cette culture que les générations vont se transmettre les unes les autres. L’auteur de La Noire de… était conscient de cet enjeu de la responsabilité que tout un chacun doit assumer. Il en aura été quitte lui, à sa manière.
La figure même de Sembène est synonyme de mot d’ordre pour la résistance et l’engagement, au sens le plus désintéressé des termes. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au cinéma d’une façon générale, et au cinéma africain un peu plus tard, lui, il faisait déjà partie de l’Histoire. Sa disparition de ce point de vue ne signifie pas grand-chose pour moi, ni pour les gens de ma génération. Lorsqu’il m’est arrivé de le voir de près au festival de Cannes où il venait présenter Moolaadé ou, l’année suivante, sa leçon de cinéma, je ne le réalisais peut-être pas à l’époque mais il était déjà pour moi lointain et proche à la fois, comme un fantôme, une ombre qui m’a toujours tenu compagnie sans jamais être vraiment présente.
Il faisait pour nous l’objet d’un double oubli. D’une part, il était pour nous quelqu’un de disparu avant même qu’on l’ait connu. D’autre part, aucun effort n’était fait par aucune institution africaine ou autre pour le faire connaître auprès des jeunes. En ce sens, Sembène est comme tant d’autres l’exemple de ces auteurs condamnés à l’aliénation. Ils sont à jamais coupés de leurs mondes, ces mondes qu’ils ont rêvés et peints. Ils sont également coupés de ces jeunes auxquels ils auraient tant aimé parler, transmettre quelque chose. Ce sont ces idées confuses tout autant que ce rapport que j’ai développé avec « L’Aîné des anciens ».
Mais ce serait de l’ordre de l’injustice d’affirmer que Sembène était ignoré sans y mettre un peu de nuance. La place que l’auteur de Xala avait chez les cinéphiles, nulle ne peut la nier. Dans le milieu des associations cinématographiques, là où la volonté politique n’a aucun poids, ou presque, là où les lourdeurs administratives, institutionnelles ou celles liées à l’hémorragie du secteur de la distribution, n’ont aucune prise sur les œuvres et les hommes de culture. Là, Sembène occupe la place qui lui revient de droit.
C’est dans un ciné-club que j’ai vu Le Camp de Thiaroye, puis sur une orpheline cassette vidéo (VHS) empruntée à la médiathèque du centre culturel français. La Noire de…, ce film culte, je l’ai vu très très tard, lors d’une manifestation organisée à Tunis par l’Association Tunisienne pour la Promotion de la Critique Cinématographique (ATPCC) dédiée au cinéma d’Afrique subsaharienne. Dans un contexte semblable, j’ai savouré Borom Sarret, le superbe court métrage des années soixante. C’était lors de l’ouverture des Rencontres Cinématographiques de Hergla.
Les deux films avaient plus de trente années, et n’avaient pas une ride. Ils avaient encore la même fraîcheur éternelle des œuvres immortelles. Ils avaient la même pertinence et la même subtilité du propos. Le jeune Sembène impressionnait alors par la maîtrise de la mise en scène dont la force coulait naturellement de l’articulation fluide entre une façon moderne de raconter une histoire et une épaisseur sociologique qu’il était seul à pouvoir sonder avec son regard si pénétrant. Le son asynchrone et les dialogues en bribes ne peuvent rien contre la force de l’image qui s’impose au regard le plus récalcitrant.
La joie de cette découverte, aussi bien au sens de la curiosité que celui du pur bonheur esthétique, se trouvait malheureusement ternie par un arrière-goût d’amertume. Et la qualité artistique et la valeur historique des œuvres se trouvaient entachées par les conditions dans lesquels les films sont conservés. Les copies des films sont, c’est le moins que l’on puisse dire, charcutées. Le hasard a voulu qu’une copie de La Noire de… soit restée en Tunisie parce qu’en 66, lorsque ce film remportait haut la main, après un grand succès au festival de Cannes, le Tanit d’or à Carthage, le règlement de ce festival stipulait que l’État achetait la copie pour la sauvegarder dans sa filmothèque. Toutefois cette volonté n’était pas accompagnée d’une politique de prévision, capable de mesurer à sa juste étendue le danger de la mauvaise conservation des films, ni l’enjeu que cela aura par la suite sur la mémoire des peuples.
Or Sembène, c’est là l’ironie de l’Histoire, avait bel et bien ce regard qui portait loin. Avec son complice, Tahar Cheriaa, il avait initié un combat sans merci pour la survie des cinémas d’Afrique. La protection de la mémoire « visuelle » était pour cette génération une bataille stratégique dans leur lutte pour que l’Afrique demeure à travers les images peintes des mains de ses enfants et imaginées dans les profondeurs de leurs yeux.
Le DVD est venu un peu plus tard. Ces deux films ont été édités, soit ensemble soit séparément. Mais le problème de leur visibilité auprès des différentes générations n’a pas été résolu. Qui les a édités ? Dans quelles perspectives ? Et où sont-ils diffusés ? Les jeunes ou étudiants ont-ils accès à ces œuvres ? Vont-ils jamais les rencontrer ? Qu’en penseront-ils ? Un travail doit donc être fait. C’est là où la responsabilité nous pèse nous, critiques de cinéma. La roue de l’histoire nous a choisis pour servir de tremplin à ces œuvres. Nous nous devons de faire de telle sorte que ces œuvres survivent et fassent survivre leurs auteurs.
Je me pose ces questions parce que notre génération a eu un rapport complexe et problématique aux films de Sembène et ceux de sa génération d’une manière encore plus générale. Qu’en sera-t-il pour les générations suivantes ? La technologie aide certes pour la circulation des films. Mais elle rend l’accès encore plus facile à d’autres formes de médias abrutissants et aliénants. C’est dans cette mesure que la vie de Sembène, son combat et sa disparition peuvent avoir un sens. Je me dis que peut-être le drame des cinéastes africains, et l’auteur de Ceddo en est l’exemple le plus pertinent, est qu’ils ne sont pas mieux connus de leur vivant que dans leur mort.
Et si Sembène à lui seul, avec toute la force de son cinéma, a su tenir tête à la machine sans âme de la culture moyenne imposée par la mondialisation, il est du devoir des artistes et intellectuels qui se reconnaissent tant bien que mal en lui, de continuer à mener ce combat qui a toujours été et restera le même, celui de la résistance. Sembène sera effectivement, celui qui aura résisté, à tort ou à raison, qu’il l’ait voulu ou non, contre l’impérialisme de l’image avilissante, contre le regard condescendant ou paternaliste qui pèse sur les Africains, contre les dures conditions faites d’ignorance et de préjugés qui handicapent le cinéaste en Afrique, contre la mort dont l’ombre a hanté sa vie et que seul son cinéma peut vaincre.

///Article N° : 8548

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