Créations en libres à-corps

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Cet automne, la compagnie burkinabè Salia nï Seydou et le chorégraphe congolais Faustin Linyekula ont présenté à Paris leurs dernières créations. Deux pièces radicalement différentes mais qui affichent toutes deux une liberté de plus en plus assumée.

A priori, tout sépare « Weeleni, l’appel… », la quatrième pièce des Burkinabè Salia Sanou et Seydou Boro, de « Triptyque sans titre – fragments et autres boues recyclés », dernier opus du Congolais Faustin Linyekula. Ce qui, en soi, est plutôt positif et réaffirme la diversité de la création chorégraphique sur le continent africain. Esthétiquement, en effet, les deux créations s’opposent. La première, succession de trois soli, s’ancre dans la terre, joue l’épure, remonte le temps. La seconde, errance frénétique de personnages à la dérive, plonge en apnée dans le chaos urbain de Kinshasa.
Présences
Et pourtant, aussi antinomiques soient-elles, ces deux pièces font preuve d’un travail singulier sur la présence. La simple, inexplicable et fascinante présence de corps qui s’exposent sur une scène.
Dans « Weeleni, l’appel« , les quatre musiciens (un chanteur aux claviers, un percussionniste et deux guitaristes), assis en un large demi-cercle, face au public, représentent comme les points cardinaux de la scénographie. Et lorsque l’un des trois interprètes ne danse pas, il s’assied aussi sur scène et regarde celui qui danse. La force émotionnelle de chaque solo est décuplée par le contraste de ces présences immobiles, attentives. Un dialogue s’ouvre entre elles et le corps solitaire en mouvement, focus de tous les regards, bouleversant dans son dénuement. Sans avoir besoin de bouger, même silencieuses, elles nourrissent, orientent, apaisent ou exacerbent l’énergie vibrante du danseur.
Flux invisibles qui semblent se ‘matérialiser’lorsque la musique survient et porte le geste. Dans « Weeleni« , les corps donnent magnifiquement à voir ce jeu d’échanges, visibles et invisibles, audibles et inaudibles. Chaque présence, en entrant progressivement en résonance avec les autres, se dénude et s’intensifie. Au final, la pièce n’est pas une succession de soli mais « un trio de solos » dans lequel « chaque pièce n’est possible que par le regard des autres ».
« L’être sur scène », la présence sont aussi au cœur du travail de Faustin Linyekula. On se souvient de sa stupéfiante création « Tales Off The Mud Wall » (« Les Contes du mur d’argile ») dans laquelle il restait longuement immobile sur scène, genoux fléchis, dos voûté, incarnant un fou… ou un sage. Corps enraciné, indiciblement présent au milieu de danseurs en mouvement… Dans « Triptyque sans titre« , Linyekula s’empare de l’espace, le traverse en soli fulgurants, tels des incantations désespérées. Mais sa danse, si singulière, toute en spirales fluides et violentes, jaillit toujours de loin, d’une profonde intériorité. « Qu’est-ce qu’un corps qui bouge et respire face à ceux qui le regardent » questionne le chorégraphe*. « Qui me prêtera le mot juste pour dire la fumée des lampes qui brûlent dans la nuit, l’odeur de bière et de pisse dans les bars de Matongé, les paillettes des putes et la torpeur des chanteurs de Rumba, un taxi en lambeaux et des troupeaux de marcheurs dans la brume matinale ? Le vacarme dans ma tête… La rouille dans mon sang… Et si l’on ne nommait pas… » écrit-il à propos de sa dernière pièce.
Liberté assumée
Chez Linyekula, rien de factice, de facile, d’attendu. Après « Spectacularly Empty » en 2001 (cf. Africultures 42 et 45), « Triptyque sans titre » est la suite de son ‘cahier d’un retour au pays natal’, la République démocratique du Congo, ou il est retourné vivre il y a deux ans. Pays en ruine, ravagé par sept ans de guerre…
La scénographie de la pièce reflète l’extrême dénuement. Seuls gisent à terre des lampes tempêtes et quelques grands sacs de toile vides comme ceux qui servent à acheminer l’aide alimentaire des pays riches. Sur scène, cinq danseurs. Linyekula dans la peau de son personnage Kabako, jeune homme au corps sec et fin, quasiment nu, si ce n’est les quelques feuilles de papier journal qui lui entourent la taille ; un jeune couple ‘sapé’à la mode occidentale et deux êtres inquiétants, souvent couverts, qui semblent figurer le pouvoir, qu’il soit politique ou religieux.
Au milieu d’eux, assis à même le sol : un DJ penché sur sa console, qui semble tout droit sorti d’une boite de nuit parisienne. Comme pour les musiciens de « Weeleni« , sa présence fixe interroge, contraste avec les corps en mouvement, d’autant qu’ils ne semblent pas appartenir au même monde. Et pourtant… sa musique électronique, assourdissante et dissonante, nous plonge bien dans certaines atmosphères de ‘Kin-la-Folie’ : mélange de joie et de violence, d’ivresse et de désespérance…
« Triptyque sans titre » est une création qui parvient à nous déranger. Faustin Linyekula ne cherche pas à faire un ‘beau’spectacle mais un spectacle vrai, qui dise sa « marche dans les ruines du pays natal ». La pièce fourmille d’images, d’émotions qui tanguent entre rêve et réel : un couple qui se désire et qui tente de fuir, une cérémonie nocturne ou des ombres chantent et dansent en cercle, un cadavre dans un sac qu’une femme porte sur son épaule. Loin, très loin des sentiers battus et des chorégraphies attendues, Linyekula affirme une écriture personnelle, qui n’a que faire des étiquettes. Pas question pour lui de « faire africain » pour plaire à un quelconque public. Ce jeune chorégraphe de 28 ans cherche, tente, ose avec une force et un engagement remarquables. C’est cette liberté assumée, qui refuse de céder à la facilité, qui manque encore à tant de chorégraphes africains.
Intime douleur
Ce qui frappe encore lorsqu’on évoque « Weeleni, l’appel » et « Triptyque sans titre », c’est l’expression partagée d’une douleur intime. Non plus un sentiment de surface qui se manifesterait par la violence d’une gestuelle. Mais une peine plus trouble, intérieure, qui coule dans les veines.
Dans son solo intitulé « Gestes », Salia Sanou danse dos à la salle. Sa marche, ses mouvements saccadés des dorsaux et des épaules s’accèlerent progressivement jusqu’à une extrême tension. Comme autant de gestes qui lancent un appel, un cri de désespoir. Mais pas une seule fois, le danseur ne dévoile son visage au public. comme si la douleur était trop profonde pour être exposée.
Cette impression de sentiment jugulé, qui affleure du plus profond de l’être, culmine dans le solo de Seydou Boro « Femininmasculin ». Moment de grâce où ce grand danseur athlétique tombe le masque et dévoile une fragilité insoupçonnable.
Chez Faustin Linyekula, la violence aussi est un raz de marée intérieur, qui détruit les frontières entre rêve et réel, submerge les êtres et les sépare. Apparemment opposées, les deux chorégraphies placent au cour de leur création l’individu et son intériorité. Loin des apparences vides et des stéréotypes, elles parviennent à exprimer la complexité de l’intime, avec une fascinante énergie maîtrisée. Certes l’Afrique s’y reflète, mais c’est avant tout la vérité nue des individus qui nous touche. Leur danse en libres à-corps.

Un livret a été récemment consacré à Faustin Linyekula : Faustin Linyekula, danseur-chorégraphe, collection : Les carnets de la Création, Editions de l’œil, Montreuil, 2002, 25 p., 5,50 euros. ///Article N° : 2730

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