Six romans à découvrir.
Drôle de famille que celle du Bord du canal, faite des enfants de la rue, des prostituées et des clandestins qui servent de souffre-douleur à tous. Dans les bas-fonds de Fort-de-France, l’amour est un acte monnayé mais la vie ne vaut pas bien cher. On croit bien apercevoir une lueur de sentiments sincères dans la romance avortée de Clara, la pute qui rêve d’amour, et de Petit Mari, le fou qui fantasme sur une vie ordinaire. Mais dans cet univers de durs, il n’y a guère de place pour ce genre de semblant d’idylle. Il ne faut pas flancher, car cela rappelle trop » le goût âcre, le goût amer de (la) solitude » ce goût qu’ils ne connaissent que trop bien. Les personnages de Bord de canal sont antipathiques et violents et pourtant, Alfred Alexandre parvient à leur donner une profondeur humaine comme savent le faire les meilleurs romanciers. On ne peut qu’admirer la poésie qui se dégage de ces pages au goût de fiel d’un tout premier roman.
Bord de canal, d’Alfred Alexandre, 2004, éd. Dapper, 192 p., 13 euros.
» Contes citadins » – le dernier livre de Patrice Nganang porte bien son sous-titre. On retrouve dans ce quatrième titre de Nganang la verve de La Promesse des fleurs, de Temps de chien ou de La Joie de vivre : une langue savoureuse et un rythme qui puise dans l’oralité des légendes qui se racontent au comptoir. On s’imagine aisément accoudé au bar, un verre à la main et l’histoire commence. Nganang a des talents de conteur qui trouvent toute leur mesure dans ces récits, sortes de grandes nouvelles où le destin joue des tours cruels aux personnages principaux, qu’ils soient commissaire en partance pour la retraite ou pauvre bougre tentant désespérément de faire fortune avec une truie au regard si doux qu’on le baptisera Beauregard. Le » beau regard » de Nganang, c’est celui qu’il pose sur les habitants des quartiers, invitant par la même occasion le lecteur à ouvrir les yeux sur la richesse de l’oralité citadine.
L’invention du beau regard, de Patrice Nganang, 2004, éd. Gallimard, collection » Continents noirs « , 196 p., 15,50 euros.
En lisant Les larmes viendront plus tard de Lewis DeSoto, on ne peut s’empêcher de penser au roman d’un autre auteur sud-africain : Disgrâce de J. M. Coetzee. Le huis clos, la violence extrême des relations entre Blancs et Noirs, l’équilibre éphémère entre les deux communautés
plusieurs éléments des deux romans se rejoignent. Mais là où Coetzee choisit d’emblée de privilégier le point de vue d’un personnage, DeSoto change constamment de regard, oscillant entre Märit, jeune épouse blanche, déboussolée dans la grande ferme dont elle doit assurer le fonctionnement après le décès de son mari, et Tembi, jeune femme zoulou, employée de maison. Les deux femmes se retrouvent seules dans cette ferme que tous ont abandonnée. Elles se lient d’une amitié étrange et fragile qui risque à tout moment de basculer dans la violence, le ressentiment, la culpabilité et la vengeance. Isolées au milieu du veld sud-africain, elles aimeraient croire en une relation exempte du poids de l’histoire mais la guerre civile qui ravage le pays les rattrape malgré elles. La langue et la narration de DeSoto sont magistrales dans la description de la folie où semble sombrer la nation entière. Un roman à ne manquer.
Les larmes viendront plus tard, de Lewis de Soto, 2004, éd. Plon, 500 p., 18,50 euros.
Depuis ses premiers romans, le regard d’Aminata Sow Fall n’a jamais flanché. Toujours aussi critique sur la société sénégalaise, sur les comportements de ses concitoyens, sa plume tranche, dissèque, creuse, toujours avec ce petit brin d’humour et d’ironie qui habite les yeux de la romancière. Dans Festins de détresse, elle semble par moments presque accablée devant l’évolution de son pays, devant le chômage et la misère qui touchent autant les diplômés que les analphabètes, la corruption omniprésente, l’aide humanitaire et les projets de coopération qui deviennent des » filons à exploiter « . À travers l’histoire d’une famille, Sow Fall tente de dresser un portrait de cette société où les liens s’émiettent, où l’argent est roi. Malgré un ton par moments pamphlétaire et des retournements de situation quelque peu rocambolesques, c’est avec plaisir qu’on retrouve Aminata Sow Fall.
Festins de la détresse, d’Aminata Sow Fall, 2005, coll. » Terres d’écritures « , coéd. L’Or des fous, Sankofa & Gurli, Presses universitaires d’Afrique, Ruisseaux d’Afrique, les Éditions d’en-bas, CAEC-Khoudia, Eburnie et Jamana, 160 p.
Avant d’ouvrir Canailles et charlatans, lisez d’abord Cola cola jazz. Les deux romans se complètent comme les deux moitiés d’une noix de cola, ou comme Héloïse et Parisette, les deux demi-surs presque jumelles. Mais là où le premier se construit sur la thématique du double (et celle de duplicité !), Canailles et charlatans ne donne qu’un regard, celui d’Héloïse qui revient répandre les cendres de sa mère sur les terres ancestrales du père. Une tâche qui n’est pas sans poser quelques problèmes, entre des cendres volées, un ancien amant que l’on découvre pédophile, des otages volontaires
Malgré les péripéties tumultueuses (et sulfureuses) qui font le propre du style d’Alem, ce second retour ressemble finalement plus à un nouveau départ, à une déclaration de paix avec une mémoire tourmentée. Héloïse aurait-elle grandi ? (Mais que devient Parisette ?)
Canailles et charlatans, de Kangni Alem, 2005, éd. Dapper, 172 p., 12 euros.
Il y eut d’abord une petite fille, puis une jeune femme. C’est à peu près tout ce que l’on sait de la narratrice du troisième roman de Maïssa Bey, également auteur de récits et de nouvelles. Le titre, Surtout ne te retourne pas, laisse peser le doute sur le passé du » je « . Qu’y a-t-il à ne pas regarder, à ne pas voir ? La narratrice ne le sait pas elle-même. Un jour de tremblement de terre, elle est partie, laissant son histoire et sa mémoire derrière elle. Avec les survivants du cataclysme, elle se réinvente une famille, une existence, une identité. Une vie qui est à elle. L’histoire se lit comme un roman policier, mais aussi comme le récit d’une naissance : celle d’un individu avec son histoire propre, racontée avec une poésie tout en finesse qui fait la plume si particulière de Maïssa Bey.
Surtout ne te retourne pas, de Maïssa Bey, 2005, éd. L’Aube, 208 p., 15,80 euros.
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