Depuis janvier 2011, trois étapes de chantier et dix semaines de répétitions plus tard, levé de rideau sur la nouvelle création de la Compagnie Théâtre Inutile mercredi 2 octobre 2013 à la Maison de la Culture d’Amiens. Poursuivant le compagnonnage avec l’auteur Kossi Efoui, le metteur en scène Nicolas Saelens dévoilera d’ici quelques jours le fruit d’un long travail de recherche sur la fabrique du regard et la place du corps dans l’histoire des divertissements.
Il a traversé l’Histoire sous mille noms. Il a traversé les temps de divertissements virils où l’on a ri de le voir caché, de le voir traqué, de le voir exposé. Dans d’autres vies antérieures, il fut appelé « wildermann », sauvage, homme des bois, homme des prairies, sorcière, Annamite de type siamois ou type fondamental, qui croit aux démons, aux ogres, aux sirènes, aux amulettes, aux philtres, aux devins. Il n’a pas de couleur précise, pas d’origine précise, pas de sexe précis, pas de racines précises. Nul spécimen ne fut plus que lui exposé au couteau, à la balle, au feu, à la corde. Pour rire. Il s’appelle L’oiseau. Il a mille vies. Il a connu mille morts à travers les siècles. Ce soir, cinq histrions vont le ressusciter sous nos yeux pour une performance unique.
Kossi Efoui, Avertissement au texte En guise de divertissement.
Un chant s’élève du plateau comme un signe de la rémanence du corps. Il annonce la résurgence de l’Oiseau, escorté par cinq histrions qui détiennent les fils d’une fable construite comme un rituel. La compagnie Théâtre Inutile, en compagnonnage avec Kossi Efoui, prolonge poursuit une des idées directrices de ses créations en interrogeant notre rapport social au corps de l’Autre et en sondant les processus d’exclusion. L’Oiseau rappelle les multiples figurent qui apparaissaient dans L’Orateur mais son retour nous ramène aussi au cur du spectacle Oublie ! dans lequel L’Enfant avait pour mission de rassembler les pièces de l’instrument qui permettrait au monde des histoires (le monde poétique) de revivre dans le monde des hommes.
À nouveau, le monde des hommes semble s’être perdu et avoir oublié « la parole des visions » considérée comme « tordue » bien qu’étant la part de poésie nécessaire à la survie sociale. Dès lors, aucune rencontre avec l’Altérité n’est possible, elle est même vivement refrénée et le conditionnement dont nous sommes victimes nous conduit naturellement à exclure tout individu considéré comme « différent » en regard de la norme. C’est ce qui est arrivé à L’Oiseau, grand mannequin en décrépitude qui tente de faire son retour dans le monde des Hommes malgré les mauvais traitements qu’il ait déjà supporté. Les scénettes proposées par les histrions s’enchaînent et nous assistons à la mise en place d’un rituel visant à faire revivre l’Oiseau, symbole de l’esprit libre et affranchi des discours normatifs qui assignent les êtres/corps dans l’espace social. Il actualise et est le grand témoin d’une Histoire des violences et des mauvais traitements infligés aux corps dans l’espace public mais il représente aussi tous ceux qui ont été un jour marginalisé à cause de leur sexe, de leur race, d’une infirmité ou d’un comportement jugé « anormal »
Grâce à l’impressionnant travail du plasticien Norbert Choquet, L’Oiseau est une marionnette de taille humaine qui se déploie sous plusieurs formes en reprenant fidèlement les schémas articulatoires du corps humain. Cette qualité organique, sans pour autant donner dans l’hyperréalisme, permet de nombreux glissements interrogeant la nature du corps et sa vie sous différents états ainsi que les relations que nous pouvons entretenir avec la matière. La frontière entre l’animé et l’inanimé est ici volontairement floutée et mise en parallèle des codes physiques et moraux qui régissent les sociétés contemporaines. C’est également le rapport entre les comédiens (Simon Romuald Abbé, André Antébi, Ludovic Darras, François Essindi, Eric Goulouzelle) et ce mannequin qu’ils manipulent, sous la direction de Javier Swedzky, qui permet au spectateur de se sentir aussi impliqué voire parfois parti prenant d’un voyeurisme public pourtant inconscient.
En Guise de divertissement est un spectacle qui interroge le rapport au corps humain, à ses représentations ainsi que la place qu’il occupe dans nos habitudes de divertissement. La pièce s’articule via l’enchaînement de tableaux qui rappellent l’univers du music-hall accentué par le travail de la costumière Marie Ampe qui construit tout un réseau de significations et de personnages-matière. Des rideaux dessinent un cube qui se veut autant un espace d’observation rappelant un périmètre de recherche et d’expérimentation, qu’un élément de scénographie permettant de nombreux jeux de lumières qui fragmentent l’espace en unités de projections. Le texte de Kossi Efoui propose ici un drame par enchâssements de fictions qui créent une multiplicité de chemin à emprunter
Déambulations dans une véritable galerie de plasticités, un dispositif choral, soutenu par les compositions de Karine Dumont, se manifeste à travers les corps en scène : comédiens, mannequin, masques, voix et costumes faisant du plateau une plateforme de réflexion sur la fabrique du regard et les soubassements de la violence. De nombreuses références et allusions historiques parcourent En Guise de divertissement. Dans cette expérience d’écriture au plateau, l’équipe a choisi de donner une place primordiale à la recherche et à la documentation assurée par la dramaturge Caroline Giguère.
L’enjeu du retour de l’Oiseau est la réhabilitation du sujet dans toutes les possibilités de sa diversité afin de faire reculer la chosification et le dénigrement des corps. En présentant différentes situations du divertissement, les histrions – des êtres aux identités floues qui s’exposent aux rires mais qui sont surtout les protecteurs de l’Oiseau ainsi que des porteurs d’histoires/mémoires vives – nous amènent à nous interroger sur les mécanismes du spectaculaire et sur les fonctionnements de l’industrie du divertissement. C’est le conditionnement du regard qui est au centre de cette mise en abyme du Théâtre du Monde dans lequel le corps a toujours joué un rôle clef. La reprise des codes du cabaret, avec ses paillettes et ses couleurs, vient contrebalancer les horreurs suggérées par la traversée d’une telle Histoire. L’idée de l’esthétique comme leurre est alors charriée avec humour par ce pastiche qui tout en mettant le spectateur en situation, permet de « représenter » en évinçant alors l’écueil de la monstration/reconstitution. Des bûchers du Moyen-Âge aux reality show d’aujourd’hui en passant par l’industrie coloniale, les histrions tracent le parcours chaotique du rapport au corps de l’Autre. Comme une généalogie de l’exclusion, En Guise de Divertissement pose une question fondamentale : qu’attend le spectateur du divertissement et jusqu’où ira l’Humanité pour combler son désir d’amusement ?
Texte : Kossi Efoui
Mise en scène : Nicolas Saelens
Dramaturgie : Caroline Giguère
Musique : Karine Dumont
Scénographie : Antoine Vasseur
Mannequins : Norbert Choquet
Costumes : Marie Ampe
Travail sur la manipulation : Javier Swedzky
Travail sur le chant : Angeline Bouille
Lumière : Franck Besson
Son : Benoît Moritz
Régie générale : Bif
Cuisine : Colette Bultez
Avec : Simon Romuald Abbé, André Antébi, Ludovic Darras, François Essindi, Eric Goulouzelle.
Production : Compagnie Théâtre Inutile
Coproduction : Le Safran, scène conventionnée pluridisciplinaire et d’expérimentation – Amiens, Le Palace de Montataire, Maison des Arts et Loisirs de Laon, Maison de la Culture d’Amiens – centre de création et de production. Avec le soutien de la Maison du Théâtre d’Amiens.
Dates et lieux de représentations :
Maison de la Culture d’Amiens
Mercredi 2 octobre 2013 à 20 h 30
Jeudi 3 octobre 2013 à 19 h 30
Vendredi 4 octobre 2013 à 20 h 30
Le Safran – Amiens
Mardi 4 février 2014 à 19 h 30
Mercredi 5 février 2014 à 20 h 30
Jeudi 6 février 2014 à 14 h 30
Maison des Arts et Loisirs de Laon
Mardi 11 février 2014 à 20 h 30///Article N° : 11810