Dramaturgie d’un théâtre en mutation

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L’écriture de Kossi Efoui appartient à cette vague de théâtres qui s’affranchissent progressivement des pesanteurs culturelles pour s’enraciner dans d’autres réalités sociales, mais surtout structurelles et idéologiques. Ils traitent d’immigration, d’errance, de quête, d’hybridité, de formes composites : toutes choses renvoyant à l’idée d’ouverture et de déplacement. « Ces nouveaux territoires » (1) questionnent le théâtre africain dont les fondements sont de toute évidence à repenser.

Cette évolution soulève, au-delà du problème manifeste de l’identité, la question de la réception d’un théâtre où tout est aléatoire et incertitude. Comment s’identifier à ce qui se lit ou se joue quand les constituants de l’œuvre restent insaisissables ? Quelle approche pour un théâtre qui échappe à la critériologie classique de l’œuvre dramatique ? Toutes ces préoccupations disent l’état d’un théâtre en crise, que nous nous proposons d’analyser aux travers des diverses contradictions qu’il engendre.
Un univers dramatique complexe
L’œuvre théâtrale de Kossi Efoui présente un univers quelque peu hermétique où le sens est mis en crise par une décomposition structurelle et une construction lexico-syntaxique déroutante. Les textes du Togolais ont, en effet, la particularité de mettre à rude épreuve la compréhension du lecteur-spectateur court-circuité par le brouillage de ses repères. Le public peine autant que les personnages à trouver une signification au monde fictif du dramaturge. Kossi Efoui semble écrire non pas pour communiquer quelque chose de clair, de précis ou d’attendu. Avec lui, l’on s’interroge moins sur ce que dit ou peut vouloir dire le texte. C’est le jeu insolite des mots et l’imbrication des modes divers d’écriture qui donnent vie aux pièces de Kossi Efoui dont l’objectif est d’exprimer son individualité artistique. Le décor de ses pièces est étrange. On aurait dit qu’il sert de prétexte au dramaturge pour « troquer les mots » (2), les dresser les uns contre les autres.
À partir d’un « monticule de boulettes de papier bleu » posé sur un trottoir, le Togolais crée un long monologue assuré par un drôle d’oiseau. Chaque boulette piochée est un rebondissement dans la curieuse histoire sans logique apparente. Le titre même de l’œuvre La Balade des voisins anonymes est révélateur d’une écriture rebelle qui résiste à toute tentative d’explication susceptible de circonscrire le champ sémantique du texte. Les mots partent dans tous les sens, entraînant ainsi les lecteurs au sein d’une aventure incertaine que confirment les propos de l’auteur : « merci à tous d’avoir pris avec moi les risques du voyage vers les carrefours dépaysant que les mots nous indiquent lorsqu’ils se troquent comme nous les avons troqués : d’esprit à esprit » (3). Le drame dans la présente œuvre réside finalement au cœur de l’ambiguïté que crée « la folie » des mots qui semblent être lâchés comme par instinct, sans intention manifeste de signifier. Le fragment de texte ci-après, est un méli-mélo de phrases renfermant des noms pétris de réalités diverses que le destinataire est amené à coordonner :
[…] Mais pas un malheureux Oedipe ne frappe ni n’entre, aucune Phrygienne étrangère en cette terre ne vienne me supplier de ne pas l’outrager, aucun cavalier n’apparaît à la fenêtre par laquelle je regarde debout sur un escabeau, pas même un Pozzo flanqué d’un Lucky Luke démaquillé cherchant son ombre. Silence, on vient et ça rate : nulle machinerie ne fait monter Eurydice des égouts jusqu’à mon trottoir. Je rejoue : silence on vient et ça rate. Je passe la main, personne pour la prendre. À nouveau je me donne la réplique : silence, on vient. […] La Balade des voisins anonyme, p. 9-10
Avec la convocation simultanée des figures mythiques et imaginaires telles qu’Oedipe, Eurydice, Phrygienne, Godot, Pozzo et Lucky Luke, il y a comme un éclatement du sens en bribes d’histoires furtivement glissées dans ces références nominales. Le long monologue que constitue la pièce fonctionne à partir d’un procédé de réitération qui provoque une sorte de piétinement, de stagnation de la fable. On aurait dit que le texte refuse de se laisser construire et partant, d’être cerné par le lecteur-spectateur. Les récurrences de l’expression « Silence, on vient et ça rate«  et de l’indication scénique (Il attrape une boulette de papier bleu. Il la défroisse et la lit) décrivent une sorte de mouvement circulaire figeant le drôle d’oiseau dans une posture presque statique. Le jeu, ici, n’est pas action ; et la parole qui le supplée ne renvoie pas à une suite logique d’événements susceptible de produire du sens.
Dans La Malaventure, c’est l’implicite qui rend problématique l’entreprise sémantique. XE « Efoui:Kossi Josuah »  Les forces en conflit y sont suggérées à travers un discours teinté de suspens. On y parle de « quelqu’un qui va revenir ou pas ? » (p. 7), « qui est à rechercher » (p. 8), de gens « puissants[qui]ont des grenades » (p. 11). L’anonymat des protagonistes laisse des trous dans le texte et lui donne finalement l’allure d’un puzzle que doit démêler le destinataire.
Le sens n’est plus la chose la plus évidente à rechercher puisque l’univers dramatique relève d’une logique de déconstruction. Autrement dit, la complexité sémantique que connaissent les œuvres du Togolais trouve son origine dans leur hétérogénéité structurelle.
Ces pièces, en effet, sont réorganisées de l’intérieur par d’autres modes d’expression qui en font des espaces hybrides que l’on peine à saisir. C’est le cas de Récupérations où le cadre scénique se mue en un plateau de télévision sur lequel les personnages et leurs actions sont conditionnés par les éléments médiatiques. Ceux-ci régulent le cours de la fable provoquant ainsi une fusion, mieux, une confusion du jeu dramatique à l’émission télévisée. Cette « mixture esthétique » se corse davantage dans les pièces avec le recours aux formes de l’oralité. Le récit notamment est imbriqué au dialogue qu’il explose en des discours monologués dont la cohérence reste à établir. L’histoire, elle, est insaisissable parce que fragmentée par les souvenirs de personnages qui disent pêle-mêle leur amertume. La mémoire se fait jeu et prend possession de l’ici et du maintenant du spectateur, comme si « l’acte d’écrire relevait d’une entreprise de sauvetage«  (4). Les faits passés, ramenés à la scène, donnent lieu à une théâtralisation des réminiscences qui complexifie les structures dramatiques.
Concessions met en scène des personnages ayant vendu leur vie pour en acquérir une autre. C’est aussi une œuvre de confession où se tisse une trame à plusieurs niveaux, dès lors que les protagonistes relatent les uns à la suite des autres, « la malaventure » de leur exil respectif. Le dialogue, s’il existe, n’implique pas un échange inter-personnage, mais une rencontre d’expériences et d’histoires qui convoquent le lecteur-spectateur dans des univers divers.
Le théâtre devient un lieu de voyage où la recréation des mythes suscite un décuplement sémantique. Le mythe d’IO est une fable à multiple entrée en ce sens que dans sa migration « DU PAYS D’EUROPE JUSQU’EN PAYS DU NIL JUSQU’EN PAYS D’ÉTHIOPIE », il se revêt des réalités du monde. La figure légendaire grecque jadis violée et expulsée par Zeus prend, en Afrique, la forme d’une marionnette, symbole d’une identité effritée par des années de guerre et de violence.
Les œuvres de Kossi Efoui sont le prototype d’un « théâtre décentré » dont le fonctionnement est à rechercher dans la mise en abîme des règles normatives. A l’analyse dramaturgique pourrait se combiner une lecture stylistique que commande la poéticité du texte. Avec l’écrivain togolais, le théâtre africain change de configuration et de principe, rendant possible de nouveaux défis liés à son identité.
De nouveaux défis identitaires
La notion d’identité dans le contexte africain connaît une mutation définitionnelle que justifient les grands chalenges de l’histoire socioculturelle du continent. Ce que nous appelons les nouveaux défis identitaires se saisit en opposition aux engagements collectifs qui ont prévalu dans les dramaturgies endogènes et dans celles de la Négritude. C’est une rupture fondamentale que crée le théâtre de Kossi Efoui en ce sens qu’il pose l’identité, non pas comme un ensemble de valeurs communes empreintes d’une forte dose de conscience nationale et même raciale ; mais telle une réalité dynamique qui prend les couleurs du temps et s’enracine dans le cours des expériences vécues. S’il est vrai que les différents projets identitaires reposent tous sur l’idée de réfaction, ils se distinguent cependant dans la manière de reconstruire les valeurs culturelles.
La réédification consistait à travers les écritures antérieures, à une réhabilitation c’est-à-dire à un renouement avec la vie ancestrale et les habitudes précoloniales que Jacques Maquet XE « Maquet:Jacques »  énumère dans son ouvrage intitulé Africanité traditionnelle et modernité : « […] Se situer par le sang, dépendre du lignage, se fonder sur la parenté, remonter à l’ancêtre, s’harmoniser au réel, succéder héréditairement, faire de l’art populaire, s’identifier au peuple«  (5). Dans un tel contexte, l’identité est un idéal perdu que l’art doit contribuer à remettre en état. La restauration identitaire revêt ainsi un caractère rétrospectif.
A contrario, avec le nouveau type de théâtre qu’incarnent les pièces de Kossi Efoui, le défi s’inscrit dans une perspective de recomposition qui s’entend d’un rejet de la nostalgie culturelle au profit d’un métissage des valeurs. Il s’agit fondamentalement d’admettre la liquéfaction identitaire et de la penser comme une voie possible de reconstruction. Bâtir sur les restes de l’africanité, une identité plurielle qui sache trouver sa place dans le monde, tel est l’objet de ces dramaturgies du déracinement. C’est pourquoi l’univers qu’elles peignent est un espace de dépossession. Les personnages y perdent volontairement ou non toute leur personnalité à la recherche d’autres repères qui ne les figent pas.
Concessions est une pièce prototype consacrant l’idée d’une renaissance du « moi » dans un ailleurs à découvrir. « Les résidents de l’interzone[dans Concessions]sont des gens qui ont tout vendu, à commencer par leur nom propre et le nom propre du pays qu’ils ont abandonné. Ailleurs désigne pour eux le pays disparu mais c’est le même mot qui désigne le « monde » où ils rêvent de renaître avec un nouveau nom[…] ». L’identité projetée est celle d’une « interzone » où vont se reconstituer des personnalités hybrides « hors des regards qui savent déjà. » (6). Tout ceci semble reposer sur une sorte d’idéologie de la relance qui saisit l’identité comme une aventure incessante. C’est un saut dans le vide que font les personnages de Kossi Efoui, sans la garantie d’une issue. En effet, ils ne sont ni ici ni ailleurs. Ils végètent en quête d’un hypothétique nom, d’un pays qui se fait toujours lointain. Dans l’écriture du Togolais qu’il qualifie d' »esthétique du danger«  (7), on renaît dans le reniement, en acceptant de dire sans sourciller « sa honte, sa génération flouée et son malaise dans un carcan d’une personnalité foutoir » (8).
Le challenge réside dans ce départ vers l’inconnu qui remet en question le fondement spatial des identités anciennes. « À force, [affirme le coach aveugle], c’est le pays d’où l’on vient qui devient Ailleurs« . On ne cherche plus à savoir d’où l’on vient ; mais plutôt où l’on est et où l’on va. Aussi, les notions de racine et de communauté ne constituent plus les enjeux des identités en devenir qui sont le fruit d’un troc, d’un deal personnel avec le reste du monde. Le « je » est au cœur de cette aventure individuelle que le dramaturge exprime par un compartimentage de la scène. Chaque « résident de l’interzone » occupe une case à partir de laquelle il tente de se reconstruire dans un mouvement de dépossession/repossession. Le cloisonnement spatial traduit ce singularisme qui met chacun des personnages face à son destin. Les répliques dans la pièce sont un empilement de témoignages divers disant individuellement la périlleuse traversée des personnages.
Le statut du lecteur-spectateur
La réinvention des formes et le déplacement des enjeux qui s’opèrent au sein des œuvres de Kossi Efoui posent avec acuité le problème de la réception des drames africains. On s’interroge dès lors, sur le type de public et d’approche pour un théâtre qui s’origine désormais dans une sphère multiculturelle. Il est clair qu’avec l’ouverture au monde qu’arborent les dramaturgies contemporaines, les considérations raciales ne sauraient être un critère de lecture. C’est plutôt dans une approche plurielle que doit s’inscrire le lecteur-spectateur dont le statut est de toute évidence remis en cause. Ce changement de situation est l’aboutissement d’un processus au cours duquel le destinataire a progressivement fait sa mue.
Il est passé d’un statut de regardant passif et rassuré à celui d’analyste averti, conscient des mutations aussi bien sociales qu’esthétiques. Le lecteur-spectateur est amené à se faire violence pour être en phase avec un univers dramatique de plus en plus hybride et complexe. C’est une espèce de nouveau contrat qui le lit au texte théâtral et l’inscrit dans une logique de questionnement des vides laissés par un espace-temps en perpétuel déplacement, par un dialogue troué ou par une liquéfaction des personnages. Il s’opère dans ce dysfonctionnement, un transfert de compétence qui place le lecteur-spectateur au cœur de l’univers dramatique pour analyser avec l’écrivain, les contradictions de ce monde. Le destinataire des théâtres contemporains est invité à une odyssée scripturale non pas pour en subir les péripéties, mais pour contribuer à leur dénouement, à la clarification de certaines zones d’ombres. C’est un co-auteur à qui le dramaturge semble avoir donné quitus pour combler les fissures d’un dialogue dissonant ou d’une fable fragmentée. Sa lecture du texte est un prolongement de l’histoire qu’il effectue à partir des éléments de décomposition. Les pièces de Kossi Efoui sont, en effet, de véritables puzzles que doit reconstituer le lecteur-spectateur pour donner une signification possible à la collision des mots. Quand l’espace peine à se construire et que les personnages s’absentent de l’œuvre, le lecteur-spectateur prend le relais du dramaturge pour faire parler le texte selon ses sensibilités et ses repères. Le pôle de réception est de fait doublé d’un pôle de création qu’assume un public reformaté à une écriture composite où tout est instabilité.
Il ressort des différentes problématiques que soulèvent les œuvres de Kossi Efoui, le besoin pressant de donner d’autres marques aux théâtres africains. Mieux, de leur construire un avenir qui se jouerait dans le dialogue des divergences, dans « l’affrontement des forces contradictoires et équilibrées«  (9). Il s’ensuit une délocalisation des attentes du lecteur-spectateur à qui le dramaturge donne systématiquement rendez-vous à un carrefour d’opinions où l’interrogation devient un moyen de re-identification. Nous ne saurions nier l’audace d’une telle démarche (controversée par moments, à juste titre peut-être) qui a le mérite de susciter une approche multiple des dramaturgies africaines. Nous restons convaincus que des contradictions qui germent des œuvres contemporaines, se dégageront des voies nouvelles permettant le repositionnement du genre théâtral africain.

1. C’est le titre de l’ouvrage collectif publié sous la direction de Jean-Pierre Ryngaert, Nouveaux territoires du dialogue, Arles, Actes Sud du Papiers, 2005.
2. Kossi Efoui, Concession, Carnières-Morlanwelz, Lansman, 2005, p. 3
3. Kossi Efoui, op.cit.
4. Sophie Lucet, « mémoires en fragments » tiré de l’acte du colloque Écritures dramatiques contemporaines (1980-2000), l’avenir d’une crise, Décembre 2001 in Revue Etudes Théâtrales, p. 51
5. Maquet Jacques, Africanité traditionnelle et modernité, Paris, Présence africaine, 1967, p. 53-54
6. Cf Koffi Kwahulé, « Koffi Kwahulé » in Sylvie Chalaye Le Syndrome Frankenstein, Éditions Théâtrales, Paris, 2004, p. 39.
7. Kossi Efou, Post-scriptum, Récupérations, Morlanwelz, Éditions Lansman, 1992, p. 45
8. Ibidem.
9. Jacques Le Marine, « Théâtre négro-africain et théâtre universel » in Le Théâtre négro-africain. Actes du colloque d’Abidjan (1970), Paris, Présence africaine, 1971, p. 228.
Université de Cocody/Abidjan

Bibliographie
Chalaye Sylvie, Le Syndrome Frankenstein, Paris, Ed. Théâtrales, 2004.
Kossi Efoui, Post-scriptum, Récupérations, Morlanwelz, Ed. Lansman, 1992.
Le Marinel Jacques, « Théâtre négro-africain et théâtre universel » in Le Théâtre négro-africain. Actes du colloque d’Abidjan (1970), Paris, Présence africaine, 1971.
Lucet Sophie, « mémoires en fragments » tiré de l’acte du colloque Écritures dramatiques contemporaines (1980-2000), l’avenir d’une crise, décembre 2001.
Maquet Jacques, Africanité traditionnelle et modernité, Paris, Présence africaine, 1967.///Article N° : 10505

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