Le chœur noir de Combat de nègre et de chiens

Entretien de Virginie Soubrier avec Thierry Paret

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Michael Thalheimer a eu l’idée, dans sa mise en scène de  » Combat de nègre et de chiens « , de démultiplier le personnage d’Alboury en un chœur de dix participants noirs : geste fort, surlignant celui de Koltès qui exigeait qu’un personnage noir soit interprété par un comédien noir, imposant ainsi sur les scènes françaises et européennes des années quatre-vingt une présence le plus souvent cantonnée dans l’invisibilité. Le travail de fond avec ce chœur, le metteur en scène allemand l’a confié à Thierry Paret, formé à l’école du Théâtre National de Strasbourg et qui accompagne le parcours de Stéphane Braunschweig depuis six spectacles. Témoignage précieux de cette expérience.

Préambule
Il se trouve que je me suis engagé dans beaucoup d’ateliers, dont l’un avec des associations qui s’occupent de personnes dans des situations très difficiles : l’une est aveugle ; d’autres sont en hôpital de jour, d’autres encore – des Iraniens, des Afghans, des Cambodgiens… – sont des primo-arrivants. J’ai en fait repris l’atelier d’écriture de Jacques Serena qui avait lieu en 2009. Les mécènes ont continué à soutenir cette action. Il y avait donc cette première approche qui explique sans doute qu’on ait fait appel à moi pour faire ce travail avec le chœur de Combat de nègre et de chiens. Et puis il est vrai que j’aime bien le contact avec les gens. En tout cas, je n’en ai pas peur. Il y a des acteurs à qui l’on propose des ateliers et qui refusent, qui n’aiment pas ça, parce que ce n’est pas leur truc. Cette année, moi, j’ai tout pris : l’option théâtre à Victor Hugo, j’aide des jeunes en banlieue à préparer le grand oral de Sciences-Po, et puis il y a eu ce chœur de Combat.
À l’origine du chœur de Combat de nègre et de chiens
J’ai rencontré les participants – je dis participants, car ce ne sont en effet ni des acteurs ni des amateurs pour la plupart – au moment où se jouait, au Théâtre de la Colline, la pièce Die Ratten, mise en scène par Michael Thalheimer. Le travail devait d’abord se faire avec leur simple présence. Et puis il a eu l’idée d’en faire une dizaine d’Alboury, ou un Alboury plus tous ses frères, ou encore une résonance, une caisse de résonance à des mots très concrets. Alboury parle en effet très concrètement. Comme dit Koltès, on pourrait imaginer qu’Alboury, dans la première scène, demande le corps de son frère et que Horn lui réponde :  » Non, on n’a pas de corps, il est dans les égouts « . La pièce pourrait alors très vite se terminer. Sauf que les Blancs parlent non un double langage, mais de telle manière qu’on ne fait pas attention à ce qu’ils disent. Ce qui intéresse Koltès, c’est au contraire l’étrangeté, la langue étrangère, l’Étranger. Observons ce qui se passe là, maintenant, entre nous : on se rencontre, on est vierge de tout, on essaie de bien se montrer, de bien parler, d’être clair ; on fait un effort parce qu’on est étranger l’un à l’autre. Quand on est dans un autre pays, c’est pareil : c’est comme parler une langue qui n’est pas la sienne propre. Face à ces Blancs qui font preuve de ce laisser-aller dans le langage, Koltès était attiré par la clarté du langage d’Alboury.
Je rencontre donc Michael Thalheimer dans un café avec son assistante Sandrine [Hutinet, ndlr], qui traduit. En fait, il comprend assez bien le français : il arrive à expliquer les choses avec l’énergie qu’il a. J’ai tout de suite compris que c’était un travail intéressant et sans filet puisqu’il fallait que le chœur soit absolument synchro avec Alboury. C’était à la fois un travail d’esprit avec l’acteur qui joue Alboury, Jean-Baptiste Anoumon, et un travail de précision. Et puis c’était une belle rencontre, car ces belles personnes-là ne sont pas acteurs  » professionnels  » : Henri est, peut-être avec Thomas, la seule personne qui ait un pied dans le théâtre. Les huit autres – puisqu’ils sont dix – n’ont aucune expérience du théâtre, absolument aucune. Ils sont très différents : il y a un chauffeur de bus, un étudiant en master, un gars qui fait des analyses dans un laboratoire – il nous disait il y a deux jours :  » je travaille dans la merde : j’analyse de la merde « -, un autre travaille dans l’informatique du côté du Bourget – certains viennent en effet de très loin – ; Abdou livre des pizzas, il donne aussi un petit cours de danse le mercredi soir ; Camille, lui, fait Sport Étude, du basket, à très haut niveau. Quant à Khalifa, il travaille très dur comme peintre en bâtiment. Ils appartiennent à des milieux sociaux différents, ce qui peut entraîner parfois des choses pas faciles : entre l’étudiant qui en est à sa cinquième année d’étude, et celui qui est peintre en bâtiment, il y a des susceptibilités à aplanir pour qu’on soit tous ensemble dans le projet. Et ça, c’était intéressant.
J’ai découvert peu à peu des choses qui n’avaient pas été dites, et j’aime bien que ça se passe ainsi. Le fait que Thalheimer ne parle pas très bien français, qu’on soit dans une demi -, voire une incompréhension totale, est très intéressante. Parfois on fait semblant de comprendre, et il faut dire que ça arrive même avec des metteurs en scène français : Stéphane [Braunschweig, ndlr], je fais parfois semblant de le comprendre, et puis je le fais : ce n’est pas du tout ce qu’il m’a demandé, mais ça peut fonctionner. Thalheimer a beaucoup préparé le projet mine de rien. Les acteurs principaux se plaignaient de ne pas assez répéter, et d’avoir été très peu en répétition. En fait je pense que ce n’était pas si inconscient que ça de la part de Thalheimer : il savait exactement où il allait, il n’avait pas envie d’épuiser les comédiens, ni de faire répéter des choses qui allaient très bien. Il fallait pour cela que les comédiens aient confiance en eux. Pour le chœur par contre, il m’a donné carte blanche avec très peu de mots. Il ne m’a pas dit :  » il faut que ce soit dans telle intention « . La présence de Jean-Baptiste Anoumon m’est donc apparue indispensable aux répétitions. Je me disais que je ne pouvais pas répéter avec le chœur comme ça, et imposer ensuite à Jean-Baptiste une respiration qui n’est pas la sienne. Car c’est lui le poumon, c’est lui le cœur du chœur, si l’on peut dire les choses comme ça. Il faut bien un leader, un capitaine. On ne peut pas fonctionner sans capitaine. Je les écoutais, et je disais :  » là, il faut apprendre le texte par cœur  » : ce n’était pas facile pour les participants, parce que, encore une fois, ce sont des gens qui bossent, qui arrivent à 7h du soir, qui sont crevés, qui sortent d’une journée de travail, qui n’ont pas mangé. Je me souviens des premiers soirs : il y avait des biscuits, du café et du thé. Et puis après on s’est dit que ce n’était plus possible de ne leur proposer que ça avant les représentations. Le théâtre a compris qu’il fallait préparer des sandwiches parce qu’ils n’avaient pas le temps de manger : Abdou, pendant une représentation, s’était écroulé parce que c’était très difficile à tenir physiquement.
De l’importance de l’écoute
Ils ont fait un travail d’écoute extraordinaire. Et là, je ne leur ai rien appris. J’ai l’impression qu’ils ont découvert ça tout seuls. Ils savaient qu’il fallait être à l’écoute, or il n’y a pas de cours d’écoute : dans une école – j’ai fait l’école de Strasbourg -, on ne vous apprend pas à écouter. Et ça, c’est bien dommage, je trouve. L’écoute, c’est primordial. On devrait travailler l’écoute dans les écoles, et pas seulement donner des tartines de textes à apprendre. Je trouve qu’ils ont été exemplaires à cet égard. Thalheimer leur a aussi demandé aussi d’être eux-mêmes dans leur attitude. À un moment donné, ils étaient tellement sages, tellement polis, tellement travailleurs sur le plateau qu’il leur a dit :  » soyez plus décontractés, lâchez-vous, et si vous avez envie de vous adosser un peu plus contre le mur, ou de prendre une autre position, faites-le « . Il a fallu alors trouver la juste mesure entre une attitude trop décontractée, susceptible, à cause d’un petit mouvement, de parasiter l’écoute du texte par les spectateurs, et une posture trop rigide. Un soir, j’ai piqué une gueulante parce qu’ils ne m’écoutaient pas du tout. Je me suis énervé très fort, mais c’est bien de s’énerver, la colère a eu lieu, ils m’ont compris et puis voilà. C’était important pour moi qu’ils soient là. Quand on est là, on est là. Mon entraîneur de rugby me disait :  » on peut déconner avant, on peut déconner après, mais on déconne pas pendant « …
Rythme et sons
Au départ, je leur ai fait faire des exercices de concentration très simples, dans l’espace, pour qu’ils se rencontrent. Je disais à un premier d’entrer sur le plateau, puis à un deuxième et ainsi de suite. Ils devaient y faire ce qu’ils voulaient. Le but de l’exercice était de ne pas se quitter des yeux, de toujours garder l’autre dans son champ de vision. C’est un jeu formidable, car cela permet de créer une organicité entre les participants. Il faut préciser qu’on avait très peu de temps. On en est ensuite très vite venu, avec Jean-Baptiste, à faire un travail à la table, à marquer les césures, les respirations, et puis on a commencé lentement, tranquillement à dire le texte, toujours avec Jean-Baptiste. C’est un travail de fourmi, de répétitions : il s’agissait de répéter, répéter, répéter. Et puis après les choses se sont fluidifiées. On a enlevé une césure, on en a rajouté une. Il y a eu aussi tout le travail autour du wolof. On avait un enregistrement de wolof. C’était très drôle car cette langue se parle de manière très différente : Abdou avait la version de son frère, Thomas avait un copain qui le prononçait différemment. C’était formidable, on a pris de bonnes crises de fous rires, car chacun avait son wolof. Mais c’était finalement la tonicité de la langue qui était importante. Je leur disais : dites le texte en français comme vous le dites en wolof.
J’ai en particulier beaucoup parlé des consonnes. Pour le chœur, c’est important, car les consonnes, c’est comme le galop d’un cheval. C’est-à-dire que les voyelles suivent. Les chanteurs savent ça, je pense. C’est dans cette mastication, cette chose mâchée des consonnes que l’on peut arriver à trouver ensemble la puissance et la précision du texte. Il fallait que ce soit quand même assez tenu. Car les intentions ne sont pas si compliquées que ça finalement : il y a une obstination. Je leur ai beaucoup dit qu’ils étaient comme des guerriers, des demi-dieux, des gens obstinés :  » bien sûr, vous réclamez le corps de votre frère, mais il y a aussi quelque chose chez vous de très direct.  » C’est un mot qu’employait justement Thalheimer. Je suis sûr qu’il le dit à ses acteurs :  » direkt « . La façon dont il disait ce mot, on comprenait bien : ça part du ventre, et ça va sur Horn. Et à partir du moment où on a pu répéter avec Horn, je leur demandais de bien dire leur texte vers Horn, sur Horn, sur la personne. Car c’était encore un peu abstrait dans les salles de répétition : on réclamait le corps du frère comme ça, mais une fois Horn présent, ça devenait concret pour eux, et du coup  » direkt « , bien sûr. On avait la personne sur qui demander le corps du frère.
Didascalies finales
Et puis il y a les didascalies finales. Koltès ne veut absolument pas qu’on dise les didascalies. Son frère, François-Marie, n’a rien dit : c’est un homme dangereux si ça ne lui convient pas… Il semble avoir été satisfait de ce qu’il a vu. Thalheimer voulait donner le pouvoir au chœur à la fin, le pouvoir du plateau, l’espace du plateau. Je me suis dit :  » Voilà, il leur donne le roman, il leur donne l’histoire, il leur redonne l’histoire, avec ces didascalies où Cal est atteint au ventre, où Horn fait éclater ses feux d’artifice, et où ça se termine sur les miradors déserts. Ces fameux miradors déserts qui sont d’ailleurs le début de l’intuition de Koltès, qui expliquait avoir écrit ce texte parce qu’il avait entendu des gardiens, en Afrique, dans la nuit, qui s’interpellaient d’un mirador à l’autre. Le cri de ces gardiens étranges, merveilleux, incroyables pour lui, résonne dans cette dernière didascalie où les miradors, cette fois-ci, sont déserts : les gardiens sont partis, il ne reste plus rien, si ce n’est le feu d’artifice un peu dérisoire de Horn, dans cette jungle. C’est une image à la fois heureuse et un peu triste. Koltès a en effet écrit cette pièce non pas en Afrique, mais en Amérique du Sud, parce qu’il y avait assisté au très bel accompagnement d’un mort sur un lac, au Guatemala. Il a vécu là une période paradisiaque. C’est drôle qu’il ait écrit sur l’enfer dans ce paradis-là.
Tous les soirs on change de leader. C’était important que Kalifa, par exemple, le peintre en bâtiment, plutôt timide, puisse être un soir le leader de ce groupe, et que chacun puisse se dire :  » je vais me mettre au centre de ce chœur pour lancer le rythme de cette dernière didascalie.  » J’aime beaucoup ce moment-là. C’est très beau de la part de Thalheimer d’avoir mis sa confiance en ces gens-là qui, pour la plupart, je le répète, n’avaient jusqu’alors jamais mis le pied sur un plateau. Et le théâtre de la Colline est impressionnant. Je leur avais dit :  » vous allez voir. Le soir de la première, le rideau va se lever, il y aura huit cents personnes devant vous, ça va être quelque chose…  » Thalheimer a fait un choix tout à fait culotté.
La mise en scène de ce chœur : un geste politique ?
Oui, c’est un geste politique. Pas esthétique, mais politique. Le chœur, c’est l’idée du nombre, de L’Afrique, présente en Europe. Il s’agissait de la présence des Africains à Paris, présence qu’on fait semblant de ne pas voir, qu’on ignore, qu’on ghettoïse dans certains quartiers. Cette présence, il la met sur le tapis. Comment on fait avec ça ? C’est vrai que Koltès n’avait pas écrit Combat de nègre et de chiens pour ça. Ce qui l’intéressait, c’est cette histoire de langage, d’étranger, d’étrangeté. Thalheimer dégraisse Koltès. Il coupe le texte pour arriver à quelque chose de dense et de fort. La présence du chœur redonne de la puissance. Ce frère mort dont on réclame le corps, c’est tout un village. Il fallait donner une importance vraie au fait qu’il était important de retrouver ce corps. De même qu’ici, il peut être important que le corps retourne au pays. Nous, on s’en fiche un peu, on ne veut pas voir la mort. Il y a tout ça dans le choix de Thalheimer. Il a mis vraiment les pieds dans le plat. Car cela veut dire aussi qu’on engage dix personnes, qu’on signe dix contrats de travail. Et puis quand on voit les dix gaillards dans les coulisses avec les autres comédiens, c’est finalement quatorze personnes confondues : ils sont tous pareils. Et c’est là que ça devient intéressant : pour moi, Cécile [Coustillac, ndlr] et Charlie [Nelson, ndlr], qui sont les acteurs  » principaux « , ne le sont pas plus qu’eux. Les participants du chœur sont les protagonistes essentiels de cette histoire. Ce ne sont pas des seconds couteaux. Je n’ai jamais pensé ça. Je leur ai dit qu’ils étaient aussi responsables que les autres, et que l’écoute venait des deux côtés.  » Vous n’êtes pas des figurants. Vous ne servez pas la soupe aux autres acteurs. Vous êtes là, de manière précise, car sinon, on dira :  » oui, c’est bien gentil, bien sympa, bien gentillet, c’est bien naïf, ce sont des amateurs, ah bon d’accord  » « . Ce devait être imparable.

Les participants au chœur :
Alain Joël Abie, Bandiougou Baya, Kaba Baya, Thomas Durcudoy, Kalifa Gadenza, Franck Milla, Paul Angelin N’Gandjui, Henri Nlend, Abdourahman Tamoura, Camille Tanoh et Jean-Baptiste Anoumon
Combat de nègre et de chiens, de Koltès, mise en scène de Michael Thalheimer (Théâtre de la Colline, du 26 mai au 25 juin 2010).///Article N° : 9585

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