En sortie en salles en France le 21 décembre, le dernier film de Yousry Nasrallah est assez ludique et enjoué pour ne pas gâcher les fêtes de fin d’année, même s’il vrombit d’une conscience de la catastrophe et s’il engage à résister !
Le pain, la dignité et la liberté : c’est ce que demandaient les Egyptiens lors de la révolution de 2011. A l’heure où un quatrième pharaon militaire règne au Caire et où le monde dans son ensemble va mal, Yousry Nasrallah délaisse le terrain politique d’Après la bataille (2012, cf. [critique n°10853]) pour réaliser une comédie enjouée, tonique et musicale. Le délaisse-t-il vraiment ? N’est-il pas urgent aujourd’hui de revenir à l’essentiel de cette révolution : la liberté conquise. La représenter à l’écran est faire acte de résistance.
De fait, ce scénario coécrit avec le talentueux cinéaste Ahmad Abdallah sur une idée de l’acteur fétiche de Nasrallah, Bassem Samra (dont les cousins sont cuisiniers), tourne essentiellement autour de la préparation d’une fête de mariage en milieu paysan. On s’active dans les cuisines mais elles sont aussi le théâtre des jeux du désir et de l’amour tandis que la classe dominante se complait dans le mépris, la manipulation et la violence. Au plaisir de la préparation des plats et de la dégustation des mets s’ajoute la complicité des femmes pour que les couples se composent en fonction de l’amour et non des conventions et pressions sociales. Lorsque Karima détaille à Chadia qui revient de Dubaï la géographie des amours du microcosme local, c’est un feuilleton qu’elle décrit avec cette constellation de personnages hauts en couleurs et ce rythme soutenu. Le film lance de joyeux clins d’il à Bollywood dans les passages chantés et dansés, mais ne serait-ce pas surtout l’esprit de La Règle du jeu de Jean Renoir (1939) que Nasrallah capte dans sa mise en scène vaudevillesque de la circulation des corps, de la carte des passions et de l’articulation des hiérarchies sociales ? Sensible est également la filiation de la bouffonnerie de Youssef Chahine (dont Nasrallah fut assistant et coscénariste à ses débuts) qui n’avait pas son pareil pour mettre les corps en mouvement et affirmer leur sensualité, mais dont chaque film était aussi une ode à la tolérance (cf. [article n°7984]).
Car Le Ruisseau, le pré vert et le doux visage (titre qui reprend les trois éléments représentant le paradis dans la poésie arabe) vibre à la fois d’une jubilante affirmation de liberté et de la rage face à la violence des puissants. Lorsque la comédie tourne au drame, c’est qu’on ne peut oublier l’étau des intérêts d’argent qui ne reculent devant rien. Si Farid est dépeint comme un minable potentat local mêlant ambitions politiques et mépris du bas-peuple, sa richissime femme est carrément une fée Carabosse, sorcière ne reculant devant rien. Elle est la méchante du conte, jalouse et maléfique. A l’opposé, on se réjouit de voir la communauté des gens simples égrener ses secrets et ses désirs, ses joies et ses tensions, dont on sent bien qu’ils fondent leur plaisir de vivre ensemble, qu’on ne saurait leur ravir. Le récit est dès lors récit et enjeux de la recomposition affective et sociale à un moment donné de cette grande famille qui ne cesse d’évoluer.
Il y a aujourd’hui urgence à représenter cette joie de vivre et d’être ensemble qui déjoue les peurs et les menaces pour affirmer le désir comme moteur de liberté. L’extraordinaire final du film déjoue avec brio les pesanteurs pour plonger tout le monde dans le même bain de sensualité. Ce final n’est possible que par la grâce des corps qu’une caméra mobile et un tournage en extérieurs mettent tout le film en exergue. C’est dans cette allégresse que se joue la résistance à ce qui nous entrave et qu’en pleine conscience du réel, ce film émouvant parce que réjouissant engage à ne pas laisser tomber les bras.
///Article N° : 13896