Une provocation ? La réception des uvres d’art en Afrique est-elle à poser sous l’angle du vouloir des Africains? Ce que produisent les écrivains, peintres et sculpteurs nègres correspond-il à ce que veulent réellement les hommes et les femmes d’Afrique ? Le point de vue d’un critique d’art africain.
La provocation serait alors dans cette hypothèse de rejet par le public africain des uvres africaines, parce que le sens commun admet volontiers que les premiers concernés par une production de l’esprit sont ceux qui ont couvé socialement, culturellement et politiquement l’artiste. Ainsi, les Sénégalais qui ont vu naître, grandir et mourir le sculpteur Moustapha Dimé, comme les Burkinabés qui voient évoluer le peintre Ferdinand Nonkouni devraient être logiquement ceux qui aiment et comprennent le mieux les productions de ces artistes.
Mais, si l’on interroge l’histoire récente des arts d’Afrique, on se rend compte que les choses ne sont ni aussi simples ni aussi logiques qu’on pourrait le croire, quel que soit du reste le domaine de création considéré. Pour remonter seulement à l’époque coloniale, on découvre que les poètes, les romanciers africains qui se voulaient les porte-parole de leur peuples dominés et utilisaient des « coups de pilon » pour dénoncer les « villes cruelles » et proposer des « mythes qui galvanisent » n’étaient lus et appréciés que par ces élites dont ils critiquaient les murs sociales et politiques. Après la « pluie des indépendances », le dialogue de sourds continua entre les écrivains noirs et leurs peuples qui restaient analphabètes dans les langues et formes d’art qui véhiculaient leurs pensées et leurs états d’âme
On pouvait alors penser qu’avec l’usage de l’image à travers la sculpture, la peinture et le cinéma, la réception des uvres des artistes africains connaîtrait un meilleur sort. Une pensée qui se justifierait par des allusions à des clichés sur « l’Afrique continent sans écriture, mais riche dans sa statuaire », ou encore par la répétition de certitudes sur le pouvoir universel de l’image de cinéma. Des écrivains se sont appuyés sur cela pour porter à l’écran leurs romans en vue de « toucher le plus grand nombre de leurs compatriotes ». Mais là encore, les faits sont éloquents : le public local continue de regarder les uvres tantôt dans une curiosité amusée, tantôt dans une indifférence totale.
Il suffit de rappeler, pour s’en limiter aux arts plastiques, cette anecdote dans la petite ville de Poto-Poto au Congo. On raconte que Pierre Lods surprit un jour dans son atelier, son domestique, Félix Ossiali, pinceau en main. Lods se garda bien de déranger l’homme qui, à force d’observer le jeu quotidien de son patron sur une toile, avait décidé ce jour là de faire par curiosité comme lui. Dès qu’il se rendit compte de la présence de son patron, Ossiali voulut s’enfuir. Ce dernier le rassura, tout content de trouver enfin ce qu’il cherchait : un homme semi-analphabète, ne connaissant rien aux techniques de peinture et s’exprimant instinctivement. Lods était ravi du travail que venait de lui servir son domestique, qui devint ainsi son premier élève.
On n’a pas besoin d’être sorcier pour savoir que seuls Lods et ses amis occidentaux « comprenaient » quelque chose à ces gribouillis à mille lieux des préoccupations d’Ossiali et de ses frères. D’autres Ossiali virent ainsi le jour pour faire l’art nègre tel que le voulait le goût des maîtres de la colonie.
Il y a aussi l’ambiance du Festival Mondial des arts nègres pour illustrer que les uvres qui ont séduit Malraux et Senghor correspondaient beaucoup plus aux thèses des théoriciens qu’à l’appel du peuple profond. Aujourd’hui, ce que l’opinion africaine retient de cette manifestation, c’est surtout les musiques qui annonçaient l’événement et la personnalité d’un poète président qui avait sa sensibilité artistique.
Il est peut-être prématuré de tirer les mêmes conclusions pour les éditions de la biennale de l’art africain contemporain Dak’Art. Ce qui est sûr, en dehors des artistes eux-mêmes et du public élitiste de spécialistes, de collectionneurs et d’amoureux de l’art, c’est que le caractère populaire est quasi absent.
Tout se passe ainsi comme si l’Afrique ne voulait pas de cet art qui continue de susciter les curiosités de l’Occident mais qui ne sait pas encore dire les profondeurs de l’âme du continent, ses rêves propres et ses déceptions. Combien sont-ils ces Africains qui fréquentent les galeries et les ateliers d’art ? Au fait, qui peut traduire les termes « galeries », » vernissage », « installation » dans les langues africaines ? Combien sont-ils ces Africains qui achètent et accrochent dans leur salon des uvres d’artistes nègres ? Le coût de la vie et les prix des uvres suffisent-ils pour expliquer les murs nus dans les maisons des quartiers populaires de Dakar, Accra ou Lomé ? Y a-t-il une culture locale de décoration des maisons avec des uvres d’art ?
Un questionnement qui dit sans équivoque que le problème de la réception de l’art des Africains par les Africains eux-mêmes est une question non seulement esthétique de premier ordre, mais surtout de civilisation. Si l’Afrique réelle ne veut pas encore des uvres de ses artistes, c’est parce que la production s’adresse beaucoup plus au public occidental qu’à elle, c’est parce que ses artistes se mettent beaucoup plus au goût des galeries de Paris, Bruxelles, Londres ou Montréal qu’à celui de l’Homme, cet animal supérieur qui aime l’harmonie et l’équilibre par-delà les temps et l’espace.
Car en fait, depuis des millénaires, l’Afrique a une forte civilisation plastique et esthétique. Pour l’artiste qui le sait en théorie et en pratique, il n’y a aucun besoin de se courber aux plaisirs des maîtres généreux d’ailleurs pour faire « mode recherchée ». On peint wolof ou mandingue, on sculpte yorouba ou vili non pas pour être mandingue, wolof, yorouba ou vili moderne, mais pour être artiste et Homme. Inversement, « l’artiste africain » qui n’a pas de repère esthético-éthique restera le simple jouet des circonstances et une machine à créer dans l’indifférence de ses frères.
Il ne s’agit pas bien sûr d’inviter l’artiste à s’emmurer dans un ghetto particulariste et folklorique où sa créativité nègre ne serait qu’une vulgaire marchandise d’aéroport. L’art n’est pas un musée de curiosités exotiques, mais tissu humain vivant. Il s’agit plutôt pour les arts plastiques de savoir méditer l’exemple de la musique africaine avec ses sonorités propres et son audience chaque fois plus accrue auprès du public local. Le secret de Youssou Ndour du Sénégal ou de Manu Dibango du Cameroun est d’avoir su puiser à pleines mains dans les greniers artistiques nègres d’hier et d’aujourd’hui, et de s’appuyer en même temps sur des outils de la modernité pour faire aimer le « mbalax » et le « soul makossa ».
On peut citer également le domaine du stylisme pour montrer comment la créativité nègre peut être fière de son identité, se faire respecter par l’Occident et rester en dialogue harmonieux avec le public local. Il n’y a aucun doute que c’est l’Afrique qui habille de plus en plus le monde. Du pagne baoulé de Alpha Sidibé de Côte d’Ivoire, au pagne tissé de Agnès Hekpazo du Bénin, en passant par les ensembles de soie alliés aux teintures traditionnelles de Oumou Sy du Sénégal, la personnalité du stylisme africain est incontestable. Et ce n’est un secret pour personne que le styliste italien John Galiano s’est beaucoup attaché au pagne tissé dans ses collections récentes.
Au total, les Africains peuvent bien vouloir et aimer leurs artistes et leurs uvres pourvu que ceux-ci restent eux-mêmes, c’est-à-dire des hommes et des femmes peignant et sculptant leur quotidienneté dans ce qu’elle est et non dans ce qu’on veut leur faire croire qu’elle est.
Iba Ndiaye Diadji est professeur d’esthétique, critique d’art au C.R./E.N.S. Université Cheikh Anta Diop de Dakar. B.P/ 13065 Dakar E-mail: [email protected] »///Article N° : 2219