C’est l’écrivain nigérian Chinua Achebe qui utilise l’expression de « poison » pour désigner les livres proposés par l’Occident aux enfants africains. Un poison car ces livres ne comportent rien qui corresponde à leur environnement. Il ne s’agit, dans le meilleur des cas, que de prendre l’Afrique comme décor. Ils dénigrent la personnalité africaine à un tel point qu’ils renforcent chez l’enfant africain le manque de confiance en soi et la honte de son origine. Les albums documentaires n’y échappent pas, qui constituent une grande partie des livres proposés sur le marché international du livre de jeunesse comprenez le marché occidental.
C’est un produit européen, qui apparaît historiquement au siècle des Lumières, lorsque la bourgeoisie en expansion fit de la jeunesse une entité sociale à part entière. Le savoir devait lui être transmis. Par contre, les enfants de l’artisanat et de la paysannerie, davantage impliqués dans la vie des adultes, ne découvrirent le livre comme instrument de connaissance qu’avec la généralisation de l’école obligatoire. C’est également à cette époque que le livre concerna non seulement l’école mais aussi le loisir.
Elle ne répond pas à un modèle généralisable. L’Histoire et le développement des pays sont si différenciés que l’on ne peut dégager que des tendances.
En Afrique, les enfants de milieu urbain suivent chaque jour davantage les modèles occidentaux. L’école exerce une influence notable rompant avec celle de la famille. Il va de soi que le livre joue aujourd’hui un rôle semblable à celui qu’il a en Occident.
En revanche, la situation des jeunes de milieux ruraux est très différente.
L’ethnologue Florence Weiss, dans son étude sur les enfants Iatmul de Papouasie-Nouvelle Guinée, a montré qu’ils acquièrent capacités et connaissances par l’observation, l’imitation et la participation. Il ne s’agit donc pas d’un savoir accumulé pour une utilisation ultérieure comme c’est le cas en Occident. Les parents ne doutent jamais de la capacité de leurs enfants à réussir à reproduire leur travail. Cette confiance dans la volonté d’apprendre des enfants peut nous paraître lointaine, nous qui pensons en général que les enfants doivent être enseignés car sinon ils n’apprendraient rien. Cette confiance en leurs capacités procure aux enfants une sûreté encourageant leur conscience d’eux-mêmes.
Les enfants des pays du Sud acquièrent le savoir nécessaire pour se débrouiller dans la vie au sein des communautés familiale et villageoise. Le soir, ou lors de fêtes, une connaissance complémentaire est acquise à travers les contes et récits, ainsi que par la participation aux rituels. Ce n’est qu’à l’école, au sens européen du terme, que le livre apparaît, qui représente plutôt dans ce contexte un corps étranger. Dans son roman Maps, l’écrivain somalien Nuruddin Farah écrit à propos de l’écriture : « Nous savons ce que les envahisseurs de culture écrite font à des peuples de culture orale quand ils les soumettent. Nous savons qu’ils leur imposent une loi qui rend pour eux illégal le fait de se considérer comme des êtres humains. C’est ce qu’ont fait les colons européens. » La Somalie ne connaissait jusqu’en 1972 aucune forme d’expression écrite mais le pays est par contre marqué par une grande tradition orale. La mère de Farah était poète. Elle a emporté ses poèmes avec elle dans sa tombe. C’est une réalité africaine que les Européens ont du mal à saisir.
N’est-il pas compréhensible que des conditions différentes influencent différemment le contenu des livres ? Que le passage du récit oral à la reproduction écrite suive d’autres voies ? Kwajo et le secret de l’homme tambour, de Meshack Asare (Namibie), ou l’Histoire du petit éléphant de Jean-Marie Adiaffi (Côte d’Ivoire, illustré par Assane N’Doye), par exemple, réunissent objet et savoir, distraction et récit, imaginaire et ambiance. Ils reflètent un monde étranger aux Occidentaux, ses valeurs, normes, murs et culture. Ils ont été écrits pour la jeunesse dans leur pays. Mais de tels livres sont encore trop rares et de nombreux jeunes n’en ont jamais lu. Il est essentiel qu’ils puissent lire et apprendre à lire pour trouver leur place dans le monde et se défendre. Et il est tout aussi important que les enfants du Nord apprennent à s’ouvrir à de nouvelles façons de voir et d’entendre pour aller à la découverte d’un monde étranger mais passionnant.
La plus grande partie des livres pour la jeunesse est produite par le Nord, même ceux qui portent sur le Sud. Il est clairement dénié aux gens du Sud la capacité de présenter eux-mêmes leur culture. Il paraît plus simple d’envoyer journalistes, photographes et illustrateurs y faire des reportages. Car les livres doivent répondre aux critères du Nord. Ils doivent rester familiers. La représentation d’une réalité autre doit répondre aux besoins du Nord. Ce sont cependant aussi ces livres que la jeunesse africaine a à sa disposition.
Un exemple : Dans un pays lointain de Nigel Gray et Philippe Dupasquier, auteurs européens. Ils comparent la vie d’un jeune paysan africain et celle d’un jeune citadin européen et en décrivent le quotidien. A première vue, une excellente idée. Pourtant, les images suggèrent une égalité d’accès des deux jeunes aux biens matériels et une similarité des valeurs culturelles qui empêchent de se représenter les différences réelles des modes de vie. Le bulletin des Amis de la Joie par les livres, Takam Tikou, rend compte des critiques exprimées par les bibliothécaires africains : erreurs faites dans la représentation des objets ou des scènes, opposition d’un monde riche et fascinant à une réalité plutôt honteuse. Un tel livre ne compare pas : il juge.
Dès les débuts de la colonisation, les Occidentaux ont cru nécessaire de former les gens du Sud selon les critères du Nord : l’écriture, l’histoire et la géographie européennes plutôt que leur propre culture. Ils y perdirent le sentiment de la validité et de la valeur de leur culture.
Le Kenyan Ngugi wa Thiong’o décrit cyniquement dans son livre Njamba Nene and the Flying Bus ce qu’est une classe au Kenya : le professeur Kigorogoru dit à un de ses élèves : « Tu ne peux même pas parler anglais. Tu ne parles que le kikuyu ou le kiswahili ou une quelconque langue primitive. Quand vas-tu enfin apprendre à t’exprimer dans un langage civilisé comme l’anglais, le français ou l’allemand ? »
Il y a longtemps que la plupart des Africains ont compris ce qui leur est arrivé, mais les conditions économiques ne leur permettent pas de réagir radicalement à l’hégémonie culturelle occidentale. Une bonne partie des manuels scolaires africains de niveau supérieur provient encore de France ou d’Angleterre. Un diplôme universitaire ne peut être obtenu que dans une langue européenne.
Dans un article publié dans Kalulu News (publié par le CHISCI, Council for the Promotion of Children’s Science Publications in Africa), le Kenyan Henry Chakava indique pourtant qu’une évolution est en cours. Il parle de bout du tunnel. La production livresque s’affirme. Des associations d’auteurs et d’illustrateurs apparaissent. L’APNET, réseau africain des professionnels du livre, se renforce et élargit son champ d’action à de nouveaux pays. L’IBBY (International Board on Books for Young People) permet aux auteurs et aux éditeurs des contacts fructueux avec le Nord. Il semble rester cependant plus facile aux gens du Nord d’envoyer des spécialistes pour analyser, expliquer, montrer, enseigner. L’auteur égyptien de livres pour la jeunesse Mohyeddin Ellabbad déclarait ainsi après une rencontre : « Ils ne sont pas curieux de connaître notre Histoire ; ils ne s’attendent pas à pouvoir apprendre quelque chose de nous. Ils veulent pouvoir parler de nous. Ils s’imaginent pouvoir nous apprendre des choses que nous ne connaîtrions pas pour que, lorsque nous aurons fait des progrès, nous puissions être à leur image ! »
Les livres du Sud ne peuvent et doivent pas être la copie de ceux du Nord s’ils veulent s’adresser à leur public et prendre en compte leurs spécificités culturelles. Un tel développement ne peut se jouer que dans les pays concernés.
Lorsque ces livres parviennent en Occident, ils peuvent sembler aller contre les habitudes de contenu et d’illustration. Ils demandent de repenser le rapport à l’Autre. On a tendance en Occident à tout vouloir expliquer, analyser, comprendre. Ne pourrait-on pourtant accepter de ne pas tout comprendre ou expliquer sans que cela empêche qu’il y ait une raison profonde à ce que nous ne comprenons pas ? Et y trouver l’occasion de penser autrement et dans de nouvelles directions ?
C’est la condition de coproductions Nord-Sud, de l’élargissement du lectorat au Nord pour les livres du Sud, d’échanges fructueux lors des rencontres et d’une plus grande présence de l’Afrique dans les librairies occidentales. En somme, passer du poison culturel à la connaissance de l’Autre, sa reconnaissance et la prise en compte de la pluralité culturelle.
Adapté de l’allemand par Olivier Barlet à partir d’un article paru dans les Etudes Germano-Africaines n°12-13, p.133-137.///Article N° : 1055