La récente réédition du Devoir de violence, roman-manifeste essentiel, resté jusque là scandaleusement inaccessible et dénié, est l’occasion d’une réflexion sur les malentendus et les a priori dans l’appréhension des uvres africaines. En accusant Ouologuem de plagiat, on a négligé l’intertextualité dont son texte faisait preuve alors même que la littérature moderne en développait la tendance. À l’époque du tiers-mondisme et dans une Afrique s’affirmant victime de l’Histoire et de l’Occident, son propos iconoclaste sur la continuité de la violence depuis l’époque pré-coloniale était mondialiste avant l’heure. Considéré à la lumière du grotesque, le livre ouvre, face à l’enfermement dans une pensée unique, à l’invention de nouveaux espaces de liberté.
En rééditant le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, les éditions Serpent à plumes donnent à ce roman une seconde vie (1). La préface de Christopher Wise souligne bien la place qu’occupe ce roman dans l’histoire littéraire africaine, en mettant en exergue les éléments biographiques de l’auteur et en situant le livre dans le contexte historique du Mali pré-colonial. Elle met aussi l’accent sur l’attitude plus qu’ambiguë des éditions du Seuil à l’égard de l’auteur, non sans insister sur l’aveuglement des écrivains (et non des moindres, comme Wole Soyinka) sur ce livre. Mais à lire Christopher Wise, une gêne s’installe car il passe sous silence l’intérêt qu’a marqué la critique universitaire française pour Le Devoir de violence. S’il est vrai que la presse journalistique et les éditions du Seuil se sont montrées désinvoltes à l’égard de Yambo Ouologuem, la critique française, elle, n’a jamais cessé de réclamer sa réhabilitation. Dans un article paru en 1987 (2), Bernard Mouralis demandait la réédition du roman. L’universitaire Christiane Achour (3) a consacré une partie de sa thèse à Yambo Ouologuem. Il convient donc de rendre hommage à cette critique française.
La parution en 1968 du Devoir de violence introduit une rupture dans la littérature négro-africaine d’expression française. Rupture sur le plan thématique, parce que le livre met en scène une Afrique pré-coloniale traversée par les violences et déconstruit ainsi l’image édénique de l’Afrique inventée par les ethnologues et les écrivains de la Négritude : à une image de l’Afrique innocente, Ouologuem oppose une Afrique violente, viciée par le cynisme des rois esclavagistes depuis le premier contact avec les négriers arabes. Rupture également sur le plan du risible, Le Devoir de violence inaugurant l’esthétique du grotesque dans la littérature négro-africaine d’expression française.
Salué à sa parution par le prix Renaudot, le livre fera plus tard l’objet d’un débat nourri dans l’histoire littéraire africaine. En effet, quatre ans après sa publication, Eric Sellin signalait la présence dans Le devoir de violence de plusieurs passages empruntés au roman d’André Schwarz-Bart, Le dernier des Justes. Un an après, un article anonyme paru dans le Times Literary Supplement révélait que Ouologuem aurait également repris certaines pages de It’s a Battlefield de Graham Greene (4). Ce procès, qui a brisé l’un des plus grands romanciers africains, n’a curieusement pas suscité de vrai débat critique sur l’originalité du livre. Il faut attendre la parution d’un article d’Aliko Songolo dans Présence Africaine (5) pour que s’engage une discussion littéraire sur ce plagiat. Pour Songolo, la critique s’est contentée de montrer combien Yambo Ouologuem doit la structure ainsi que certains passages de son roman au Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart et à It’s a Battlefield de Graham Greene, mais elle a passé sous silence avec beaucoup de complaisance une foule d’autres » emprunts » littéraires et non littéraires qui s’entrelacent sur le canevas du Devoir de violence : des traces du Coran et de la Bible, des bribes de récits oraux des griots, des travaux d’historiens et d’ethnologues, l’influence des classiques français du xvie au xxe siècle, etc. Ironisant sur cet oubli, Aliko Songolo estime que, si le code de copyright exige que l’on compense Schwarz-Bart et Graham Greene, il paraît théoriquement logique que l’on récompense les autres auteurs et les griots anonymes. Or, en faisant du Devoir de violence un condensé de parodies et de pastiches, Yambo Ouologuema a donné à son roman une identité propre sur laquelle repose son attrait. C’est justement ce charme que les accusateurs de Yambo Ouologuem ont refusé de mettre en valeur. Peut-être aurait-il fallu que ses contempteurs dépassent la controverse sur le plagiat et apprécient le roman à sa juste valeur, dans sa littérarité, son besoin d’innovation dans le champ littéraire africain. C’est ce que fera Bernard Mouralis en 1987.
Retraçant la réception du roman, Mouralis note que les critiques étaient partagés sur les raisons de son audience exceptionnelle. Les uns louaient Yambo Ouologuem pour avoir jeté un regard sans complaisance sur le passé de l’Afrique et appréciaient l’exubérance baroque de la narration ; les autres lui reprochaient une entreprise qui confortait l’image négative que l’Europe se fait traditionnellement de l’Afrique. Sans se laisser émouvoir, Ouologuem publiait quelques mois plus tard un essai, Lettre à la France nègre (6) dans lequel il donnait au lecteur la clef de son art poétique en faisant l’éloge de l’art combinatoire, de l’imitation littéraire, et en recommandant au jeune romancier africain l’usage de l’érotisme, du suspense, de la violence, des parodies comme gages de succès littéraire à Paris. Cet essai montre combien le projet littéraire de Yambo Ouologuem est largement réfléchi, pensé, uvre d’un véritable stratège littéraire.
Dans ces conditions, note Bernard Mouralis, l’accusation de plagiat lancée contre lui a de quoi étonner, parce qu’elle survenait trois ans après la publication des deux livres, mais aussi parce que Yambo Ouologuem n’a jamais cherché à dissimuler son jeu. Comme le souligne Mouralis, il n’est pas le premier écrivain négro-africain à avoir pratiqué l’emprunt : un Césaire n’a-t-il pas emprunté à L’Histoire de la civilisation africaine de Frobenius dans Le Cahier d’un retour au pays natal lorsqu’il évoque l’homme noir » poreux à tous les souffles du monde » (7) ; Cheikh Hamidou Kanedans le cinquième chapitre de la première partie de l’Aventure ambiguë le premier matin de la colonisation : » Ceux qui débarquaient étaient blancs et frénétiques » (8) en reprenant de près ce passage d’Une saison en enfer de Rimbaud : » Les blancs débarquent. Le canon. Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler. J’ai reçu au cur le coup de grâce. Ah ! je ne l’avais pas prévu. » (9)
Certes, dans les deux cas, les emprunts sont limités. Mais l’accusation particulière de plagiat tient à autre chose qu’à une question de degré dans la pratique de l’emprunt : cette accusation se développe parallèlement à la récusation de la thématique retenue par l’écrivain malien, qui consiste à présenter l’Afrique pré-coloniale comme un tissu de crimes et de violences. Ouologuem aurait ainsi violé le tabou que respectaient ces prédécesseurs, puisqu’il montre qu’avant l’arrivée des Européens en Afrique, le continent était déjà le théâtre d’infamies. On se demande dès lors ce qui préoccupe le plus les détracteurs de Ouologuem : le plagiat comme délit de droit commun ou sa déviation idéologique, son droit à l’insolence mettant à mal la plupart des Africains, défenseurs d’une Afrique pré-coloniale édénique et innocente.
Ses accusateurs en sont ainsi restés à un niveau purement factuel et n’ont aucunement cherché à situer Le Devoir de Violence dans une réflexion théorique sur l’emprunt, l’imitation ou le plagiat, bref sur l’intertextualité mise en valeur par Roland Barthes, Tzevtan Todorov et Julia Kristeva au cours des années 1970.
Prolongeant l’argumentation d’Aliko Songolo, Bernard Mouralis élargit le champ de textes à partir desquels Le Devoir de Violence s’est constitué et propose un classement en fonction du champ culturel auquel ces textes appartiennent. Il distingue ainsi : la littérature de fiction occidentale avec des auteurs comme Graham Greene, Rimbaud et Flaubert ; la fiction africaine écrite dans les langues européennes, avec un parallèle entre le personnage de Raymond Spartacus, héros du Devoir de violence, et Climbié de l’Ivoirien Bernard Dadié, Samba Diallo du Sénégalais Cheick Hamidou Kane, Jean-Marie Medza du Camerounais Mongo Béti, etc. ; mais aussi la littérature ethnologique occidentale, le Coran, la Bible, les historiens arabes évoqués à travers le Tarikh el Fetach et le Tarikh el Sudan – un panorama qui montre l’intertextualité du Devoir de violence et sa dimension subversive. Christiane Chaulet-Achour montre qu’à la différence de Calixte Beyala chez qui le plagiat n’est parfois qu’une pâle copie du texte plagié, on est chez Yambo Ouologuem en face d’un véritable travail de réécriture intertextuel (10). Mais bien que soulignant cet aspect iconoclaste du roman de Ouologuem, les critiques ont curieusement été insensibles au fait que ce travail de subversion chez Ouologuem participe aussi du grotesque.
Un coup d’il sur l’histoire du grotesque, depuis la découverte (vers la fin du xve siècle) des ornements bizarres dans les soubassements du palais du Néron en passant par les romantiques allemands jusqu’à Victor Hugo, montre que les critères de démesure et de nouveauté sont indissociables de son esthétique. C’est dire combien il s’oppose au respect de toute bienséance, combien il exerce une sorte de fonction critique et parodique dans la caricature des genres nobles en vogue. L’esthétique du grotesque est de ce point de vue une esthétique de la rupture. Rupture que réalise admirablement Yambo Ouologuem en 1968 dans le champ littéraire africain en mélangeant le genre épique et le romanesque, en parodiant le récit policier, en confondant l’ethnologie et le tiers-mondisme dans leur célébration de l’Afrique éternelle, en tournant en dérision les chants épiques des griots africains (de l’oralité africaine magnifiée par les anthropologues) et par là même la fameuse tradition africaine.
Cette juxtaposition d’éléments hétéroclites produit à son tour des effets contradictoires : rire, larmes, horreur et dégoût. D’où le rapprochement que la critique établit souvent entre le grotesque et le cauchemar. À ce titre, Le Devoir de Violence peut être lu comme un » cauchemar » africain. Dès l’incipit, le roman nous met en face d’un tableau d’horreurs décrivant les représailles sanglantes infligées aux habitants de Nakem par les Saïfs. Si de telles descriptions font naître l’angoisse chez le lecteur, celle-ci est atténuée par des scènes comiques, ironiques et parodiques, la violence et le comique étant ici intimement liés. D’où la grande place qu’occupe le jeu dans l’épilogue du roman, ce qui est pour Yambo Ouologuem une manière subtile de dire au lecteur que l’horreur qu’il vient de lire n’est au bilan que » le tragique vu de dos « , pour reprendre l’expression de Gérard Genette (12). En fait, les nombreuses scènes de violence qui ponctuent ce roman visent à choquer le lecteur pour le libérer. Car le grotesque sert avant tout à inventer des espaces de liberté. C’est ainsi que Le Devoir de violence acquiert une dimension théorique et peut être lu comme un manifeste du roman africain contemporain, au même titre que la fameuse bataille d’Hernani de Victor Hugo le serait en France pour la littérature mondiale.
1. Une deuxième vie saluée avec force par Jean-Luc Douin dans son article » Ouologuem, voix discordante « , in Le Monde des livres du 28 février 2003.
2. Bernard Mouralis, » Un carrefour d’Écritures : Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem « , in Nouvelles du Sud n°5, Paris, 1987.
3. Christiane Achour, Abécédaires en devenir, Alger, Éditions de l’ENAP, 1982.
4. Cf. Amadou Kone, Des textes oraux au roman moderne. Etudes sur les avatars de la tradition orale dans le roman ouest-africain, Frankfurt, Verlag Für Interkulturelle Kommunikation, 1993, p. 167.
5. Aliko Songolo, » Fiction et subversion : Le Devoir de violence « , in Présence Africaine n° 120, 4e trimestre 1981.
6. Yambo Ouologuem, Lettre à La France nègre, Paris, Edmond Nalis, 1969.
7. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 198, p. 47.
8. Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1961.
9. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, postface de Xavier Bordes, Paris, Mille et une nuits, p. 15.
10. Christiane Achour » Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem ou la « gymnastique opératoire de l’écriture » » article inédit, version remaniée du chapitre de sa thèse.
11. Pour l’historique du grotesque, lire l’excellent travail d’Elisha Rosen, Sur le grotesque l’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1991.
12. Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982, p. 27.///Article N° : 2844