Les créations plastiques contemporaines sont parmi les plus soumises aux règles du marché international édictées par le Nord. L’Afrique réagit par ses propres biennales et des recherches artistiques tentant de dépasser l’opposition trop manichéenne entre diversité et uniformité.
» J’espère que l’engouement suscité par cette exposition ouvrira la voie à d’autres artistes africains sinon il n’aura servi à rien « . Ainsi s’exprimait le sculpteur sénégalais Ousmane Sow en mai 1999 dans les colonnes d’Africultures (n° 18), alors que près de quatre millions de personnes en moins de trois mois s’étaient pressés sur le Pont des Arts à Paris pour admirer ses sculptures monumentales.
Quatre années ont passé. Si le sculpteur est bien assis dans la cour des grands, si son succès l’a poursuivi jusqu’au Japon, force est de constater qu’il n’a rien changé pour les artistes contemporains originaires du continent africain. Le » phénomène Ousmane Sow » n’aura pas empêché que perdurent l’isolement des artistes, la faiblesse des réseaux culturels et artistiques et la démission des pouvoirs publics confrontés à d’autres priorités. Pas de retombées donc pour les arts contemporains d’Afrique, ni sur le continent, ni ailleurs où les processus de mondialisation ne font que se renforcer à tous les niveaux, y compris dans le domaine des arts plastiques où l’Afrique est encore très marginalisée. Le continent, non dénué de talents, a pourtant sa carte à jouer. Ses artistes ont un combat à mener pour s’imposer tels qu’en eux-mêmes, avec leur langage et leur façon de réfléchir le monde à travers une uvre de création qui doit s’inscrire sur la durée, loin des diktats de la mode et de l’exotisme de pacotille. Quelques pistes sont à arpenter malgré les obstacles. Aux artistes d’en relever le défi.
L’histoire de l’évolution des arts modernes puis contemporains d’Afrique qui reste encore à écrire par les Africains eux-mêmes est évidemment intrinsèquement liée à celle de l’évolution politique et économique du continent. Outre le passé colonial et son héritage, la pensée occidentale s’est imposée comme référence absolue par le biais de sa supériorité économique et technique. Tous les ateliers initiés par des Européens durant la période coloniale, que ce soit l’École de Dakar, celle de Poto-Poto (Congo) ou encore celle de Makerere (Ouganda), ont sous couvert de laisser les artistes s’exprimer imposé un regard, une approche plastique propres à l’Occident. Quoi de plus » naturel » lorsqu’il s’agissait d’importer d’Europe la peinture sur chevalet, support jusque-là inconnu des Africains ?
Parallèlement, les artistes européens puis américains découvrent les » arts nègres « . Mais le rôle de ces arts, qui révolutionnèrent la peinture occidentale au début du siècle dernier, apparaît plus comme une découverte » labellisée » par les artistes occidentaux que comme une véritable influence. Bien qu’elle ait été indéniable sur l’évolution des artistes majeurs de leur époque Derain, Vlaminck, Picasso, Braque ou Matisse il suffit de lire les critiques de l’époque, même les plus enthousiastes, comme Pierre Laude, pour mesurer le sens, encore persistant dans l’approche des uvres contemporaines, de ce que le critique d’art sénégalais Iba Ndiaye Diadji appelle » l’infantilisation des arts d’Afrique » (1). Primitivisme, l’exposition présentée par le MoMa (Museum of Modern Art de New York), trouvait encore en 1984 le moyen de l’affirmer, confirmant la prédominance de l’art occidental sur les arts primitifs.
Dans ce contexte, les arts contemporains africains sont encore cantonnés dans des musées d’ethnographie ou » extra-muros « , comme Ousmane Sow sur le Pont des Arts ou Amahiguere Dolo (Mali) au Jardin des Tuileries à Paris. D’aucuns diront que » c’est mieux que rien » alors que les musées d’arts modernes en tant que tels sont inexistants en Afrique subsaharienne où, pour exposer, outre les rares galeries privées, les artistes sont » condamnés » aux sempiternels réseaux des centres culturels étrangers. Réseaux qui, bien que parfois décriés par les artistes eux-mêmes dénonçant certains critères de sélection, soit de » copinage » soit de » politiquement correct » sont bien souvent les seules rampes de lancement pour un créateur. Tout dépend ensuite de la façon dont il va rebondir, prendre sa place dans la communauté artistique internationale et apprendre à en maîtriser les rouages. Le plus grand danger qui le guette voir l’essence de son uvre détournée d’elle même, s’appauvrir et se vider de toute substance est celui de la récupération au détriment de la reconnaissance, la frontière entre les deux étant fragile.
Au cours de ces quinze dernières années, la plus grande participation des artistes africains aux grandes expositions occidentales témoigne d’une évolution dans le rapport aux arts du Sud. C’est le commissaire d’exposition français Jean-Hubert Martin qui, en 1989 à Paris, avec les Magiciens de la Terre, une manifestation présentée comme un manifeste qui fit couler beaucoup d’encre, a ouvert la brèche en exposant cent artistes originaires des cinq continents, dont quinze africains.
La polémique soulevée par cette exposition, souvent taxée de néocolonialiste, n’empêcha pas le succès : deux cent mille visiteurs en quatre mois. Les Magiciens de la Terre, labellisée première grande exposition internationale, aura au moins eu le mérite d’ouvrir aux artistes du Sud, et notamment aux Africains, très remarqués, les portes du champ de l’art occidental. Depuis, un certain nombre d’entre eux, parmi lesquels les Congolais (RDC) Chéri Samba et Bodys Isek Kingelez, l’Ivoirien Frédéric Bruly Bouabré ou la Sud-africaine Esther Malangu ont fait l’objet de nombreuses expositions à l’échelle internationale. Ils n’ont pas toujours résisté notamment Chéri Samba ou le sculpteur béninois Calixte Dakpogan aux pièges du marché dictant une production séduisante et soluble dans le monde de l’art contemporain international. Onze ans après, Jean-Hubert Martin, entouré par quatre ethnologues, récidive à la Biennale de Lyon (France) avec Partage d’exotisme où, dans un » propos d’échange de regards réciproques « , sont présentés cent vingt artistes du Nord et du Sud. Là encore, la volonté de faire coexister dans un même espace des artistes de diverses origines fait débat, certains déplorant l’absence totale de connivence entre les uvres et d’autres » l’impossible réciprocité du regard des uns sur les autres, et son illusoire communauté » (2).
Entre-temps, plusieurs expositions ont été montées avec la volonté affichée de valoriser les arts contemporains d’Afrique où le folklore tutoyait parfois l’avant-gardisme. Le fait est que l’Afrique et ses arts sont devenus à la mode et que chaque grande capitale a eu son exposition d’artistes contemporains africains, dont New York en 1991, avec Africa Explorers, Londres en 1995 avec Africa 95 ou encore Berlin, l’année suivante, avec Afrika Un nouvel art d’Afrique.
Cette effervescence, si elle a permis à certains créateurs de sortir de l’anonymat et même donné à quelques-uns la possibilité de faire une carrière internationale, a aussi fabriqué des » artistes-jetables » comme elle l’avait fait auparavant avec les artistes d’Europe de l’Est dont les uvres prêtes à consommer pour un temps limité répondaient à ce que l’on attendait d’un artiste africain.
Pour voir le travail des artistes contemporains africains, il faut se tourner vers les biennales d’arts plastiques qui, au fil des années, se sont multipliées dans l’hémisphère sud. Que ce soit à Sao Paulo (Brésil), à La Havane (Cuba), à Dakar (Sénégal), à Gwangju (Corée) ou même à Johannesburg (Afrique du Sud qui n’aura connu que trois éditions), chacune d’entre elles constitue une manifestation globale qui, en dépit de quelques faiblesses selon les lieux et les années, ont su déplacer le centre vers la périphérie.
Même si elles n’ont pas encore le poids des biennales de Venise et de Lyon ou de la Dokumenta de Kassel en Allemagne (dont le commissaire était en 2002 le nigérian Okwui Enwesor), ces biennales peuvent, en s’affirmant et en s’installant dans la durée, influer sur les circuits de l’art contemporain. Ce qui permettrait d’élargir le réseau artistique au niveau planétaire et donnerait enfin du sens à la mondialisation des expressions plastiques contemporaines, mondialisation encore trop souvent limitée à un centre constitué du monde anglo-saxon et des plus nantis des pays européens. Certes, les biennales du Sud ne représentent pas encore un enjeu pour le marché de l’art international : en 2002, les États-Unis et la Grande-Bretagne détenaient à eux seuls 79,7 % des parts du marché de l’art (3), tandis que 98 % des institutions d’art contemporain sur la planète continuent à n’exposer que des artistes occidentaux. Elles sont pourtant suivies même de loin en loin et parfois avec une certaine condescendance par les acteurs du marché, conscients qu’ils peuvent y récupérer des artistes et des tendances émergentes à l’heure où certains clament la dégénérescence des approches plastiques occidentales.
Les biennales du Sud ont tout à y gagner, à condition de trouver dans leur sélection le juste équilibre entre rigueur et audace. C’est à ce prix qu’elles renforceront leur audience pour ouvrir la voie à d’autres formes d’art, nées de mélanges, de rencontres et de confrontations. C’est de cette dynamique qu’ont émergé des artistes comme Georges Agdéagbo (Bénin), Pascal Marthine Tayou et Bili Bidjocka (Cameroun), William Kentridge (Afrique du Sud) ou encore Ndary Lô (Sénégal), qui se sont imposés sur la scène internationale.
Mondialisation, multiculturalisme, globalisation sont autant de termes génériques, » fourre-tout » et réducteurs qui n’ont pas de véritable prise sur les réalités auxquelles sont confrontés les artistes contemporains d’Afrique. Comme le souligne le sociologue français Alain Quenin, » les artistes des pays « mineurs » restent, comme l’ensemble de la communauté artistique, labellisés par le main stream du monde de l’art contemporain occidental et, avant tout autre pays, par les États-Unis, dont le rôle leader est incontestable » d’où » le gouffre existant entre l’universalité à laquelle prétend l’art contemporain et sa concentration entre les mains d’une poignée de pays. » (4)
Entre uniformisation et ghettoïsation des pratiques culturelles, entre local et global, quelles perspectives pour les artistes du Sud ? L’époque est à la confrontation, mais est-elle vraiment nouvelle ? Voilà bien longtemps que les artistes africains poussés par l’histoire et la nécessité sont presque par définition en confrontation. Parce qu’ils ne peuvent exister économiquement en dehors du champ de l’art occidental par lequel doit encore passer leur reconnaissance, ils n’ont pas d’autre choix que celui de l’innovation. Déjà ils se regroupent localement ou sous l’impulsion de quelques opérateurs culturels efficaces, créent des résidences, qui au Cameroun, qui en Mauritanie, qui au Burkina Faso. Des réseaux se constituent, des manifestations se montent, certes presque toujours assujettis aux financements du Nord et tributaires des situations de troubles internes aux pays. Les difficultés sont là, parfois insurmontables, mais les expressions s’affirment. Les artistes occupent l’espace, cherchant le juste équilibre entre les tensions d’affirmation identitaire et les facteurs de métissage. Se détachent ceux qui refusent d’être assimilés au » world art » sans pour autant tomber dans une revendication identitaire source de repli sur soi et d’enfermement. Ceux-là, entre autres Sokey Edorh (Togo), Ouatara (Cote d’Ivoire), Abdoulaye Konaté (Mali), Pefura (Cameroun), qu’ils travaillent dans la diaspora ou » au pays « , empruntent d’autres chemins, gardant leur distance avec l’uniformisation d’une culture globale, puisant dans la force agissante de leur art. Peu importent les influences, les hybridités, les croisements. À l’instar d’Edgar Morin, sociologue français, pour lequel » l’alternative entre homogénéisation et diversification est simpliste » parce que » posée par une structure de pensée estimant que, si il y a homogénéisation, il n’y a pas de diversification, et réciproquement. En réalité, elles avancent ensemble. Elles sont contradictoires mais complémentaires. » (5). Et au bout du compte, d’où qu’elle soit, quelle que soit sa visibilité à l’échelle planétaire, l’important demeure dans le sens et l’aura véhiculés par l’uvre d’art.
1. Conférence d’Iba Ndiaye Diadji, » Mutations disciplinaires dans les arts et les nouveaux champs de créativité : le cas des arts africains « , décembre 2000.
2. Joëlle Busca, L’art africain contemporain, Paris, L’Harmattan, 2000.
3. Source : www.artprice.com.
4. Alain Quenin, Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain, Rapport pour le ministère français des Affaires Étrangères, juin 2001.
5. Edgar Morin, Croissance, n° 49, juillet-août 2000. ///Article N° : 2856