Quels liens entre littérature et journalisme dans les littératures africaines postcoloniales ? Critique littéraire, Boniface Mongo Mboussa propose ici quelques éléments de réponse.
Comment envisager les relations qui se sont nouées entre écrivains et médias, en remontant déjà dans l’histoire, pour regarder du côté de la première génération d’écrivains africains ?
Pour commencer, on a tendance à l’oublier, y compris chez les universitaires, on peut rappeler que ces auteurs ont eux-mêmes, au départ, écrit dans les médias, et je signale l’ouvrage d’un universitaire allemand, Hans Jürgen Lüsebrink, qui s’intitule La conquête de l’espace public colonial (1), où l’on montre bien que la première prise de parole s’est faite par le biais de la presse. Il s’agit d’auteurs qui n’ont sans doute pas eu l’envergure d’un Senghor ou d’un Césaire, des gens comme Fily Dabo Cissokho du Mali, comme Abdoulaye Sadji et d’un certain nombre d’écrivains tel Mapaté Mapate Diagne de Saint Louis du Sénégal, ou encore du Béninois Felix Couchoro, dont l’exemple est intéressant car il a publié ses romans sous la forme de feuilletons, dans les journaux de l’époque coloniale.
Pour revenir à l’Afrique francophone, à partir du lancement de l’Union africaine, toute une vie politique locale s’est développée, avec des partis politiques qui avaient leurs journaux. Les écrivains trouvaient à s’y exprimer et prenaient position dans cette presse. On évoquera encore l’exemple de Tchicaya U Tam’Si, dont les premiers poèmes sont publiés dans le journal l’AEF nouvelle (dont s’occupait son père). À Brazzaville, on avait la revue sous-régionale Liaison, où ont fait leurs premières armes des Théophile Obenga, Jean Malonga, etc. Et il est intéressant de constater que, dans cette continuité, les écrivains se posent eux-mêmes en témoins : c’est le cas des grandes figures de la Négritude. En France, on connaît l’histoire des revues, telles la Revue du monde noir, et il faut souligner que des gens comme Léon Gontran-Damas ont commencé à publier leurs premiers textes dans les publications intellectuelles de l’époque (la revue Esprit, notamment, très engagée dans la critique du colonialisme, où écrit Senghor). Sans oublier Mongo Beti, publiant dans Présence africaine
Et on oublie souvent que le Discours sur le colonialisme est d’abord paru sous forme d’articles dans la presse, avant de devenir un livre par la volonté d’Alioune Diop.
Dans les uvres littéraires, en revanche, quelle est la place de la presse ? Voit-on apparaître ici et là la figure du journaliste ?
Oui, mais il faut distinguer les choses. On peut évoquer l’exemple de l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid, avec André Brink dans Une saison blanche et sèche, ou Nadine Gordimer, qui convoquent cette figure du journaliste investigateur pour dénoncer l’apartheid. En revanche, du côté de l’Afrique francophone, sous le régime de parti unique on a plutôt assisté à une critique du journaliste comme « griot » du pouvoir. C’est flagrant dans le cas du Congo, où on le voit dans La vie et demi de Sony Labou Tansi, dans Le pleurer rire d’Henri Lopes – ce qu’on retrouve à un autre degré dans le livre récent de Tati-Loutard, Le Masque et le chacal, à l’ère de la démocratie ou de la pseudo-démocratie. Il y a aussi une autre figure de journaliste, très ambigüe, cette fois du journaliste occidental, grand reporter à l’affût du scoop, qui utilise cyniquement tout le registre macabre pour exploiter la misère africaine. On le voit chez Tierno Monenembo dans L’aîné des orphelins, chez Dongala dans Johnny chien méchant. Il y a d’autres cas encore : c’est le rôle joué par RFI dans la dénonciation des régimes autoritaires, ou comme caisse de résonance de la vie politique, qui est évoqué par exemple dans Le Pleurer rire.
Peut-on revenir en détail sur une uvre, comme celle du Masque et le chacal ?
Le personnage de Tati-Loutard est intéressant, dans la mesure où c’est une figure de journaliste qui, travaillant dans la presse officielle dans un contexte où les médias sont totalement aux mains du pouvoir, décide de créer un journal indépendant. Evidemment cela ne va pas sans encombres. À un moment il est invité à la télévision (publique) pour parler de son journal, où il humilie le directeur de la télé, et cette émission fait de lui une sorte de héros libérateur de la parole.
On aurait donc là un exemple, relativement rare encore, d’un roman donnant témoignage des changements survenus dans les années 1990, alors que la presse se libéralise et que s’instaure un autre ordre politique. Mais n’est-il pas singulier qu’on n’ait pas eu davantage de livres prenant cette libéralisation comme thème ?
Ce qui s’est passé, je pense, c’est que la littérature africaine a longtemps, en quelque sorte, occupé le rôle de la presse dans un contexte où il n’y avait pas de liberté de parole. L’écrivain, malgré lui, se pensait en sociologue, en historien, et peut-être surtout en journaliste, tenant en tout cas le rôle de celui qui dénonce. Ce qui, aussi, a pu donner parfois une prose de mauvaise qualité, puisqu’il y avait ce besoin de témoigner, ce besoin d’urgence. À partir du moment où on libère les médias, les journalistes reprennent la place qui est la leur. Et ce qui s’est passé, c’est que l’écrivain se trouve un peu désemparé, supplanté par le journaliste. Ce qui a nécessité pour l’écrivain de réajuster le tir, en réinvestissant des sujets qui ne soient pas pollués par la presse. Il y avait comme un conflit de légitimité, entre le journaliste et l’écrivain. Un autre aspect à souligner, c’est qu’il faut que l’écrivain ait, comme dans le cas de Tati-Loutard qui a tout un passé politique, l’expérience de ces réalités-là, qu’il ait vécu l’avènement de cette presse libre pour pouvoir en parler.
On a aussi le cas d’écrivains ayant eu une proximité plus ou moins grande avec le journalisme, qui ont pu être eux-mêmes journalistes. Citons Kossi Efoui, ou Boubacar Boris Diop, ou encore Florent Couao-Zotti
Est-ce que cela a une implication dans leur uvre ?
Oui, c’est l’exemple de Kossi Efoui dans La fabrique des cérémonies, où le personnage principal est un journaliste. Mais c’est encore la figure du journaliste occidental en quête d’exotisme, envoyé en Afrique faire un reportage. A ceci près que ce personnage, formé en URSS (un pays qui n’existe plus), arrive dans une Afrique qui est elle-même, selon Kossi Efoui, une fiction. C’est une fiction dans ses frontières actuelles, c’est une fiction telle qu’elle est perçue par les médias occidentaux
ce dont rend compte le titre : on « fabrique » des cérémonies, on invente ce qui n’existe pas ou ne doit pas exister.
L’expérience du journalisme peut-elle transparaître dans le style de l’écrivain ?
Naturellement, et chez Boubacar Boris Diop c’est manifeste. Son livre Murambi (sur le Rwanda) est un livre strictement journalistique. Il n’y pas un mot de trop, il n’y a pas de fiction, c’est un livre de journaliste
l’efficacité du livre procède de son expérience, et Boris Diop a beaucoup réfléchi sur la question de l’écriture journalistique. Autre exemple chez Florent Couao-Zotti, spécialement dans ses nouvelles qui sont une sorte de radioscopie du Bénin, qui s’inspirent de sujets d’actualité.
Revenons sur le Rwanda et sur cette initiative collective, intitulée « Rwanda : Ecrire par devoir de mémoire », qui a mis plusieurs écrivains sur le terrain du journaliste, où ils sont allés enquêter, recueillir des données, avant d’écrire, parfois des fictions, mais pas toujours. Certains ont choisi la forme documentaire
Bien sûr, c’est ce qu’a fait Véronique Tadjo dans L’ombre d’Imana. Voyages au bout du Rwanda, ce livre qui retrace l’itinéraire de Véronique Tadjo pour venir au Rwanda, et mélange le reportage et la fiction, le conte. C’est un livre composite très intéressant dans son approche. On pourrait faire d’ailleurs un parallèle entre le travail de ces auteurs, et celui de Naipaul, ou encore de Lieve Jorris, qui d’abord font une enquête de journaliste avant de produire une uvre, parfois de mise en fiction, mais pas toujours : Naipaul a fait une partie de sa carrière en procédant ainsi, comme on le voit dans A la courbe du fleuve, consacré au Zaïre et à Mobutu, un livre qui a été précédé de nombreux articles de presse.
Cette démarche, d’une certaine manière documentaire, est assez rare dans la littérature africaine. Pourquoi ?
Rare, jusqu’à un certain point : par exemple un livre comme Allah n’est pas obligé, de Kourouma, est du docu-roman, fondé sur une documentation soigneuse. Même observation pour Johnny chien méchant.
Mais ne constate-t-on pas, dans l’ensemble, une certaine absence de l’actualité dans les livres des romanciers africains actuels ?
Il y a plusieurs choses à considérer. Il y a ce qu’on a déjà évoqué, cette nécessité pour l’écrivain africain de réagir à l’occupation de l’espace par le journaliste en se « recyclant », si l’on peut dire, dans la fiction. Auparavant, des thèmes sociaux, comme la polygamie, l’excision, etc., pouvaient être pris en charge par le roman, dès lors que la presse était absente. D’autre part la génération des gens comme Oyono, Kourouma, Mongo Beti, avaient une expérience profonde de l’Afrique -même si je n’aime pas ce terme -, qui ont assisté à des rites initiatiques, qui ont écouté des contes, qui ont participé à la vie politique et littéraire, et ont donc produit une littérature qui reflétait leur itinéraire. Nous, les jeunes de ma génération, nés essentiellement en ville, venus en France, n’avons pas le même rapport à l’Afrique ; nous n’avons pas non plus vraiment une expérience de la société d’accueil, de la société française, et sommes dans une situation bâtarde. Du coup, on crée une littérature qui s’appuie essentiellement sur le matériau littéraire, qui joue avec des « clins d’il » intertextuels, etc. À part le thème de l’immigration, qui a été ressassé ces derniers temps, il y a comme un vide, c’est vrai, alors que je pense qu’on n’est écrivain qu’en ayant beaucoup vécu.
On pourrait évoquer a contrario les écrivains d’Afrique anglophone, chez qui la réalité y compris politique, est très présente. C’est bien sûr le cas des Sud-Africains, d’un Soyinka, qui n’a d’ailleurs cessé de produire aussi une réflexion sur sa société, à côté des uvres littéraires.
Oui, hélas, excepté peut-être Boubacar Boris Diop, dont le cas est difficile à cerner, en Afrique francophone on n’a plus guère d’écrivains sur place, en mesure de prendre part au débat politique et social, ou tout simplement à traiter de l’actualité. On a tout de même quelques exemples, comme celui de Kagni Alem qui a rebondi dans sa pièce de théâtre, Atterrissage, sur le cas de ces jeunes guinéens découverts morts dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena. Mais dans l’ensemble, c’est vrai il y a une sorte de déficit, de ce point de vue, du traitement de l’actualité.
À l’autre bout du spectre, on a l’exemple de quelques journalistes passés du côté de la fiction, même si leurs tentatives n’ont pas eu encore un grand écho : c’est l’exemple d’El Hadj Kassé au Sénégal, d’Ibrahim Sy Savané en Côte d’Ivoire.
Et il y a Venance Konan, en Côte d’Ivoire (qui a publié en 2005 Robert et les Catapila, aux Nouvelles éditions ivoiriennes), un cas intéressant qui a bénéficié d’une certaine reconnaissance en France. Oui, il y aurait beaucoup de choses à dire sur le journalisme et l’écriture. Ce que je regrette un peu, c’est qu’on n’a pas en Afrique cette figure du journaliste écrivain à la Lieve Joris (2), alors que les conditions, les sujets sont là, ils sont nombreux.
1. Hans-Jürgen L ÜSEBRINK, La Conquête de l’espace public colonial. Prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse à l’époque coloniale (1900-1960). Québec/Frankfurt am Main/London, Éd. Nota bene/IKO-Verlag, coll. Studien zu den frankophonen Literaturen ausserhalb Europas, Bd. 7, 2003, 272 p.
2. Lieve Joris a publié, en 2007, L’heure des rebelles aux éditions Actes Sud, un exemple significatif de mise en fiction d’un récit, conçu à partir de faits réels.///Article N° : 7112