En lisant le dernier roman de Ken Bugul, on ne peut s’empêcher de se remémorer, telle une complainte parfois nostalgique, parfois révoltée et qui revient de loin en loin dans le parcours de l’écrivaine, les paroles de la chanson interprétée par Gilbert Bécaud, Mes Hommes à moi : à mesure que Ken Bugul découd le fil autobiographique de sa vie amoureuse, avec cette franchise et cette honnêteté qu’on lui connaît depuis Le Baobab fou ou encore Riwan, les mots du chanteur français font résonner le récit d’une lumière particulière entre quête spirituelle, culpabilité et sentiment d’impuissance face aux aléas de l’existence :
« Mes hommes, / Mes hommes à moi, / Dans cette ville où je me cache, / La nuit, je les entends qui marchent. / J’entends les noms, j’entends les voix / De mes hommes. »
Assise au comptoir d’un bar parisien du XIe arrondissement, la narratrice se souvient de tous les hommes qui l’ont aimée ou qu’elle a séduits. Ce récit rétrospectif, construit comme un aveu à la première personne, est entrecoupé par des retours à sa vie présente, dans ce bar où les habitués sont autant de matière à imaginer d’autres histoires : Monsieur Pierre, Madame Michèle, le couple Jourdan qui joue aux cartes ou encore Gérard qui avait « fait l’Afrique » (225) deviennent, sous la plume de l’écrivain, des histoires à broder, des vies minuscules qui pourraient éclairer sa propre vie. « Je les suivais sans relâche comme dans un film dont je n’arrivais pas à comprendre le sens, mais dont je pressentais le dénouement qui aurait quelque chose à voir avec mon histoire. » (81) Mise en abîme de sa propre histoire où vérité et imagination s’entremêlent également ? Mise à distance d’une réalité parfois trop difficile à exorciser ? Jusqu’à cet aveu, on a parfois du mal à saisir pourquoi la narratrice focalise tant sur le monde extérieur, alors qu’elle fait de l’introspection le chur de son propos. Mais finalement, on comprend que la fiction n’est jamais très loin pour lui permettre de tisser, autour de faits réels, des histoires romanesques qui viennent brouiller la linéarité et la brutalité de la confession autobiographique. Cette plongée dans l’intimité de la narratrice (et de l’auteur, même si elle se fait appeler Dior) pourrait d’ailleurs se résumer à cette question que pose l’un des personnages : « Mais guérit-on de son histoire ? (
) (D)ans la vie il n’y a que des histoires à raconter ou à taire à jamais. » (249)
Ken Bugul choisit délibérément d’exhumer les fantômes de sa propre histoire pour guérir du mal-être qui la ronge depuis l’enfance. Face au silence de certains des habitués du bar, elle s’acharne « à leur fabriquer un personnage, à imaginer leur vie, ou à leur en imaginer d’autres plus ou mois intéressantes » (79), comme si les non-dits étaient plus insupportables à vivre que ces aveux de vies brisées et résonnaient avec les silences de sa propre enfance. Jusqu’à cette ultime prise de conscience de la narratrice : « Moi aussi j’ai mon histoire que j’ai essayé de travestir. J’ai essayé de forcer le destin. J’ai essayé de camoufler mon histoire comme un caméléon en vivant les histoires des autres ou en en faisant d’autres histoires. » (245-246)
Mes hommes à moi apparaît donc comme l’aveu douloureux de la désaliénation que la narratrice s’efforce de comprendre depuis une blessure survenue pendant l’enfance (que nous ne dévoilerons pas ici pour ménager les découvertes !) et jamais cicatrisée, ni par la mère, ni par le père, ni par le frère tant aimé.
« Qu’avait fait la société pour moi ?
Des railleries, des moqueries.
Les garçons s’étaient moqués de moi. Je devais me venger. Être la meilleure à l’école, les utiliser, les séduire et les laisser tomber comme des pantins désarticulés. » (180)
Tout vient donc de ce malaise que l’école coloniale a par la suite exacerbé, en creusant un peu plus le fossé qui la sépare alors de sa famille. « Je me croyais émancipée, moderne alors que j’étais complètement aliénée. Pas une aliénation subie, mais choisie, par manque d’alternative. » (86) Livrée à elle-même avec une mère qui a quitté son mari et qui l’élève seule, l’école devient sa véritable famille et son refuge contre les non-dits familiaux. Collectionnant les hommes et les histoires comme une revanche sur la vie, la narratrice part à la recherche de l’homme idéal qui serait la somme des deux seuls hommes ayant jamais compté pour elle, son père et son frère. Quête de l’impossible, désir d’absolu qui n’engendre que frustrations et désarrois supplémentaires.
Ces histoires d’amour sont bien souvent des rapports de force qu’elle dit vouloir et assumer pleinement comme une ultime rébellion à un carcan traditionnel qui enferme les femmes dans la soumission de l’homme. (1) Mais la narratrice insatiable consomme ses relations sexuelles (et parfois homosexuelles) jusqu’à l’indigestion de la folie, avant la rencontre salvatrice avec le Sage (2) qui lui permettra de « se rétablir en (s)oi-même, en tant qu’individu » : « Et la perception que j’avais des rapports entre hommes et femmes avait pris un autre tournant. » (214-215)
Avec Mes hommes à moi, Ken Bugul poursuit une quête de soi entamée depuis Le Baobab Fou (1982), Cendres et Braises (1994), Riwan ou le chemin de sable (1999), ou encore De l’autre côté du regard (2003), avec la même franchise cathartique où la crudité l’emporte parfois sur la pudeur. Elle égrène, avec une sincérité presque désarmante, les voix de ces hommes dont certains sont morts, nous rappelle-t-elle avec insistance, comme si elle insinuait par là, une relation réelle ou imaginaire avec son propre comportement. Aurait-elle fini par les dévorer à force de vouloir se libérer de leur emprise ? Éprouve-t-elle une quelconque culpabilité à les avoir manipulés ? On pense en effet à Bocar mort de folie pour elle, à Al qui se moquait d’elle, ou encore au destin tragique de l’homme que sa famille voulait qu’elle épouse
Le récit se clôt d’ailleurs sur l’annonce de la mort d’un des hommes qu’elle a voulu séduire. « Mes hommes à moi, / Ils sont tous morts et c’est ma faute. » chantait Bécaud.
Comme dans les autres textes de Ken Bugul, les faits, les gestes et les paroles ne sont jamais anodins et tout devient matière à interpréter, disséquer, analyser pour mieux comprendre la complexité d’une âme humaine en train de se dévoiler. La quête de l’être aimé s’apparente finalement à la recherche d’un bonheur qui ne s’offre pas facilement. (3) Une fois encore, Ken Bugul revient sur ses obsessions et propose un récit thérapeutique aux accents très freudiens, qui l’oblige à confronter ses propres démons.
1. En racontant sa première expérience amoureuse, la narratrice écrit: « A présent, j’irais vers les garçons s’ils ne venaient pas à moi. J’allais devenir une grande séductrice. Je compris dès ce moment comment séduire les hommes. » (128)
2. Cette rencontre avec le Serigne fait d’ailleurs l’objet d’un autre texte de Ken Bugul : Riwan ou le chemin de sable (Présence africaine, 1999)
3. « Pourtant je continuais à courir après un autre bonheur auquel je n’avais pas été conditionnée ni par l’éducation coloniale, ni par les circonstances de la vie, particulièrement celles liées à mon enfance. Ce bonheur, c’était le bonheur avec un homme qui serait mon père et mon frère. » (220)Mes hommes à moi, Ken Bugul, Présence africaine, 2008///Article N° : 8404