Programmé sur la chaîne culturelle française Arte le 18 décembre 2014, Printemps tunisien est une commande passée à l’une des plus talentueuses cinéastes tunisiennes. (1) Il serait dommage de rater ce téléfilm tourné en arabe sur place avec des acteurs tunisiens. Même si son dispositif scénaristique limite son impact.
Dans tous ses films, Raja Amari s’intéresse à la transgression et la désaliénation. On comprend dès lors son choix d’accepter d’adapter un scénario d’Omar Ladgham sur ce moment historique où tout bascule, celui de la révolution. On peine cependant à reconnaître dans ce téléfilm le cinéma de Raja Amari dont les deux longs métrages (Satin rouge, Les Secrets) mais aussi les courts (Avril, Un soir de juillet) nous avaient habitués à une grande finesse d’expression et une très belle qualité d’image. Une déception est là, qui n’empêche pas Printemps tunisien de valoir le déplacement.
En situation révolutionnaire, tous les cinéastes prennent leur caméra et documentent les événements. C’est ainsi que les Journées cinématographiques de Carthage de 2012 montrèrent dans l’enthousiasme d’un pays sorti de la dictature un déferlement de films revenant sur l’élan populaire aussi bien que sur les drames des affrontements. Comment la fiction, qui a la force du recul et de la métaphore, allait-elle travailler cette mémoire historique ? Le processus est encore en cours et ce n’est pas encore le temps de la fiction. Des longs métrages en préparation l’ont par contre intégré pour ne pas paraître trop décalés. Nouri Bouzid avait ainsi adapté in extremis Millefeuilles dont le scénario original portant sur le port du voile avait été écrit avant les événements. (Cf. [critique n°11423]) Comme Bouzid, Raja Amari ne prend pas la révolution comme sujet mais se centre sur des personnages dont les événements vont bouleverser la vie.
Le scénario est centré sur trois musiciens désargentés qui tentent de survivre en jouant dans les mariages. Chacun tente sa voie. Moha (Hichem Yacoubi) est un bon luthiste mais se persuade que la seule solution est de s’expatrier. Le chanteur Walid (Bahram Aloui) est suffisamment opportuniste pour accepter une relation avec une conseillère de la première dame au Palais du Président. Quant au joueur de derbouka Fathi (Bilel Briki), il ne peut démarrer une carrière d’enseignant du fait de la corruption ambiante mais est amoureux de Noura (Anissa Daoud), une belle bourgeoise rebelle. A vouloir ainsi brasser large, on échappe difficilement à une stéréotypie tendant à identifier chaque caractère selon un programme établi et rapidement prévisible, les dialogues n’évitant pas une certaine théâtralité malgré la qualité des acteurs. Intégrant les contraintes du téléfilm, Raja Amari ne s’est pas détachée de cette commande, ce qui donne à Printemps tunisien un relent de superficialité et de déjà-vu : quatre amis ballotés par la vie que la grande Histoire rattrape sans qu’ils l’aient vu venir.
Tous étouffent et ont la rage dans un pays où le ras-le-bol finit par défier la violence policière mais chacun suit une voie séparée. A l’image du vendeur de fruits et légumes qui se met le feu après avoir été harcelé par deux agents (évocation décalée de Mohamed Bouazizi face à l’agent municipal Fayda Hamdi), ils ont chacun une démarche plus suicidaire qu’engagée. Seule Noura suit sur son ordinateur les images de l’insurrection et mesure l’amplification de l’indignation et de la résistance face aux images partagées sur les réseaux sociaux. Mais sa mobilisation reste épidermique et solitaire, déconnectée des réalités. Aucun de ces personnages n’est un héros et jamais le film ne juge leurs choix : ils subissent plus qu’ils n’agissent et sont finalement entraînés malgré eux dans un vent qui les dépasse. C’est l’état des lieux d’une jeunesse marquée par l’incertitude et piégée par les contradictions à la veille de la chute de Ben Ali que Raja Amari nous offre dans ce téléfilm qui portait encore le titre « Une jeunesse tunisienne » lors de son tournage en novembre 2013. Mais c’est aussi pour cette jeunesse le coût de l’Histoire, aucun des personnages ne s’en tirant indemne.
Utile rappel de ce qu’est une dictature et comment elle rabaisse les individus, Printemps tunisien peut se lire comme une méditation a posteriori sur les contradictions à l’uvre avant et durant la phase historique de la révolution et qui ne cessent de travailler la jeunesse tunisienne aujourd’hui, maintenant confrontée à l’inévitable désillusion. La dérision qui marque au départ les rapports des trois musiciens malgré leur désenchantement semble bien le moteur de leur survie, et on sait qu’elle reste bien vivante, de même que l’est la colère des jeunes. Mais ce que Printemps tunisien peine à faire percevoir dans son dispositif trop bien huilé, c’est le fond des êtres et l’éclat de leur révolte, qu’elle soit individuelle ou non, qu’elle soit moralement acceptable ou pas.
1. La boîte de production Telfrance (Plus belle la vie) a initié le projet avec le scénariste Omar Ladgham. Au départ, Abdellatif Kechiche devait le réaliser mais il fut occupé plus longtemps que prévu par La Vie d’Adèle. Sollicitée, Raja Amari a apprécié un scénario qui ne tombait pas dans la glorification de la révolution. Il était alors logique que la production exécutive tunisienne soit confiée à la société Nomadis Images de Dora Bouchoucha, partenaire historique de Raja Amari.///Article N° : 12629