Qu’est-ce qui fait courir Barly ?

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Après avoir été dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’un des très rares auteurs de BD originaires d’Afrique, Barly Baruti continue son parcours dans un relatif anonymat. Christophe Cassiau-Haurie lui rend hommage en revenant avec admiration sur le parcours de celui qui fut un précurseur du 9e art africain.

Le speaker fait d’abord une annonce au micro en arabe puis en français, demandant le calme. Alors, Baruti se lève et va se placer sur un tabouret derrière un micro. La voix est chaude et le timbre légèrement éraillé. Le public algérien, soudain silencieux, apprécie en connaisseur l’ambiance qui s’installe, grâce à cet homme qui enfile les morceaux en s’accompagnant à la guitare. Son répertoire classique et la langue utilisée démontrent bien ses origines : l’est de la RDC, pays swahiliphone. Je l’écoute, admiratif et ébahi devant son interprétation de Malaïka, la chanson mythique d’Édouard Masengo, disparu en 2004. Tout cela me rappelle de nombreux souvenirs : Tamarin à l’Île Maurice en 2007, lors d’un concert impromptu identique à celui-ci ; mais aussi Kinshasa, ou plus exactement la commune de Bandal, en 2003, lors de la Saint Valentin, à « l’Espace à suivre« , lieu devenu mythique de la bande dessinée africaine (espace qui sera détruit en 2009 par les bulldozers (1)) où il avait interprété sa version en lingala d’une des chansons de Brel, Les Bonbons. Et puis un autre souvenir également, tout aussi personnel… C’était en mars 2006, au fin fond d’un bureau de la rue du 4 septembre à Paris. La plaque sur la porte indiquait Éditions Ségédo, un nom aujourd’hui tombé dans l’oubli, mais qui a fait vibrer des millions de gamins sur tous les continents de 1966 à 1998, grâce à Kouakou, du nom donné à un jeune héros africain de papier ainsi qu’au journal qui en était le support. Je cherchais dans leurs archives, au milieu de centaines de couvertures de revue, de milliers de pages en couleurs de quoi raviver des tonnes de souvenirs pour des générations de lecteurs nostalgiques de cette époque. Puis, soudain, avaient émergé comme par enchantement une quarantaine de planches en noir et blanc, titrées Le Bolide et signées par Serge Saint-Michel au scénario et par un certain dessinateur nommé… Barly Baruti ! Cette BD avait longtemps été une simple référence dans des documents. Tout d’un coup, elle devenait réelle et rajoutait, à mes yeux, à la légende de Baruti.

Mais, comment devient-on une référence ? Qu’est-ce qui sépare réellement une personnalité d’un quidam ? Est-ce le talent ? Cette petite part de génie qui peut effleurer en chacun de nous et que certains arrivent à saisir et à cultiver ? La chance ? L’audace ?
Dans le milieu du 9e art africain, après 25 années de présence permanente, Barly Baruti reste incontournable. S’il ne produit plus en Europe depuis 2007, il continue à animer des stages comme à Tananarive en juin 2009 ou en Algérie en mai 2011, et à participer à des manifestations comme à Alger où il a participé au Festival panafricain du monde des arts (le superbe PANAF) et à la FIBDA (2) 2008 et 2 009.
Si Baruti Kandolo Lilela, dit Barly Baruti, avait de qui tenir puisqu’il est issu d’une famille d’artistes (son père et sa sœur sont peintres), son parcours ne commence réellement qu’au tout début des années quatre-vingt à Kisangani. Là, Barly commence sa carrière en travaillant à la création de motifs sur pagnes à la Société textile de la ville (Sotexki), avant de s’installer à Kinshasa pour s’adonner à ses activités artistiques : bande dessinée, peinture et musique. Son premier album sort en 1982 (Le Temps d’agir ! sur l’écologie, déjà…), financé par la coopération belge. L’année suivante, il gagne un concours du Centre culturel français portant sur « L’Africain vu par la BD occidentale » et effectue son premier voyage en Europe, au festival d’Angoulême. Là, il fait la connaissance de Jacques Lob et d’Annie Goetzinger. Cette première sortie du pays est suivie par la publication de ces premières planches dans Calao, périodique trimestriel des éditions Ségédo, soutenu par le ministère français de la Coopération et diffusé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans toute l’Afrique jusqu’en 1998. Ce sera en particulier le démarrage de la série Mohuta et Mapéka, qui deviendra très connue par la suite.
Puis, on l’a vu, en 1985, Ségédo fait appel à lui pour dessiner Le Bolide, une histoire en 44 planches scénarisée par l’Antillais Serge Saint-Michel (3), diffusée gratuitement dans plusieurs journaux du continent. Dix-huit autres albums sortiront dont, au pays, une série de titres didactiques de belle facture. Ceux-ci, premiers du genre, étaient orientés vers la préservation de la nature et financés par des ONG et des organismes de coopération internationale (Le Village des ventrus – 1983, Aube nouvelle à Mobo – 1984, L’Héritier – 1991, Le Retour – 1992, L’Avenir aujourd’hui avec Asimba Bathy et Objectif terre – 1994). Cette dernière BD, toute en couleurs et financée par la Direction générale de la Coopération internationale, organisme public belge, sera mise à la disposition des enseignants qui l’utiliseront comme base d’information lors de leurs cours sur l’environnement.

Quelques années plus tôt, en 1987, Barly Baruti sort chez Afrique Éditions, Les Aventures de Mohuta et Mapeka, tome I : La voiture, c’est l’aventure, album-référence pour toute une génération de jeunes lecteurs qui reprend les deux personnages créés pour Calao. Ce titre fut réalisé durant un séjour de Barly au studio Hergé au milieu des années quatre-vingt où il avait travaillé avec Bob de Moor (4). Le style déployé rappelle celui d’Hergé et sa fameuse « ligne claire ». Album à gags, La Voiture… raconte les tribulations de deux d’amis qui reviennent de vacances au village, accompagné d’un éléphant qu’ils ont reçu en cadeau. Impatients de rentrer à la capitale, ils empruntent une superbe voiture qui se révèle avoir été volée à la maîtresse d’un richissime homme d’affaires kinois. Les deux amis rendront la voiture après moult péripéties. Par le biais du comique, Baruti (qui se met en scène dans des planches auto-parodiques de l’album (5)) dénonce « l’état piteux des routes de l’arrière-pays, la dilapidation de ressources, la croyance quasi infantile en la sorcellerie des citadins embourgeoisés, les maîtresses envahissantes, la corruption de la police et des fonctionnaires autant des sujets évoqués en toile de fond (6) ». En 1988, il sort Papa Wemba : viva la musica ! qui fait suite au film de Ngangura Mweze et Benoit Lamy, La Vie est belle (7) sur lequel il avait travaillé en tant que décorateur. Papa Wemba… est le biopic illustré du célèbre chanteur. Rare tentative de conjuguer bande dessinée et musique, cet ouvrage en noir et blanc constitue également l’une des rares biographies du 9e art congolais (8).

Au début des années quatre-vingt-dix, Baruti décide, avec plusieurs dessinateurs (Asimba Bathy, Pat Masioni, Thembo Kash) de créer CRIA asbl (qui devient l’ACRIA par la suite : Atelier de création et d’initiation à l’art), une association visant à promouvoir le 9e art dans la capitale en organisant des manifestations ainsi que des stages et des ateliers dans un lieu conçu pour cela : « l’espace à suivre » situé dans la commune de Bandalungwa. La même année, ils lancent AfroBD, un trimestriel qui cesse sa parution au bout de trois numéros du fait des pillages de septembre 1991. Plusieurs séries y voient le jour : Tanuro, l’étudiant de l’université d’Afrique de Makonga, Mashaka de Thembo Kash et Zenda de Masioni. Baruti en profite pour proposer des planches de Mohuta et Mapéka qui seront les dernières publiées à ce jour (9). L’ACRIA lancera également le salon de la BD de Kinshasa, premier du genre en Afrique, qui connaîtra cinq éditions jusqu’en 2005.
En 1993, il s’installe à Bruxelles et entame une collaboration avec le scénariste français Franck Giroux, rencontré à Dakar, qui donne lieu à deux séries produites par des éditeurs français. Tout d’abord, les trois albums de Eva K., première série occidentale mettant en scène un héros congolais, sortent entre 1995 et 1998 chez Soleil Productions. Se déroulant dans un pays d’Afrique centrale non identifié mais où l’on parle lingala, les trois albums mettent en scène Évariste Kassaï, un prisonnier politique emprisonné à vie, qu’une organisation fait évader pour qu’il puisse organiser le vol d’œuvres d’art africaines dans un train avec une équipe de spécialistes. Si la mission se déroule sans embûches, l’histoire se termine dans la trahison et une tuerie générale après un huis clos haletant. Le scénario en profite au passage pour évoquer et dénoncer le régime politique très dur du pays en question. Suite à des problèmes avec l’éditeur, la série s’arrête en 1998 et n’est malheureusement plus disponible de nos jours. Par la suite, Giroux et Baruti créent chez Glénât la série Mandrill dont les 7 volumes sortant entre 1998 et 2007, abordent un sujet très éloigné de l’Afrique. Mandrill est en effet, un avocat parisien vivant des aventures en pleine guerre froide, dans les années cinquante (10). Pendant des années, s’il ne fut pas le premier Africain à être publié en Europe (ce furent les Malgaches Xhi et M’aa en 1977 dans Charlie Hebdo) ni même le premier Congolais (Mongo Sissé l’avait précédé dans Spirou en 1978), Baruti porta haut l’étendard de la BD africaine en Occident. Pratiquement seul. En 2003, il rentre à Kinshasa, où il reprend la production d’œuvres de commande comme Linga kasi keba (sur le sida) ou, avec Thembo Kash, La Monuc et nous (présentation de la mission onusienne de maintien de la paix au Congo – 2005). En 2004 au Niger, il réalise même Tchounkoussouma sous les eucalyptus, un superbe album en couleur sur le sida toujours réalisé avec Thembo Kash grâce au soutien de la coopération luxembourgeoise (Lux développement), album qui est le premier (et le seul à ce jour…) édité dans ce pays.

En 2005, Thembo Kash et Barly Baruti renouvellent leur collaboration en mettant en image un texte de Yoka Lye Mudaba, Moni-Mambu, avec un financement de l’USAID (l’agence américaine d’aide au développement). Mais cet album, bien que terminé, n’a malheureusement jamais vu le jour (11). On peut le regretter à divers égards :
Tout d’abord parce que la collaboration entre écrivains et dessinateurs est rarissime en RDC. En dehors des expériences tentées par les éditions Saint-Paul avec Zamenga et Djungu Simba dans les années soixante-dix et quatre-vingt, on ne peut citer que Sambu Kondi qui a adapté, en 1985, un ouvrage de l’auteur Akambu : La Vie de Disasi Makulo, qui raconte les aventures du premier clerc congolais à l’époque de la colonisation, depuis sa capture par des esclavagistes jusqu’à son baptême et sa vie religieuse irréprochable. À l’étranger, deux autres dessinateurs congolais ont fait la même chose en 2006 à l’occasion du projet Valeurs communes : Fifi Mukuna avec Si tu me suis autour du monde écrit par Carl Norac et Pat Masioni avec L’Appel de la Belge Pascale Fonteneau. La même année, Alain Kojélé adapte en bandes dessinées dans le magazine Idologie plus plus, le roman en lingala de bienvenu Séné Mongaba : Fwa – ku – mputu.
Ensuite, le nom de Moni-Mambu est une référence culturelle spécifiquement congolaise, ce qui est trop peu présent dans le 9e art national. Comme le précise l’écrivain Antoine Tshitungu : « Le nom de Moni-Mambu renvoie au cycle légendaire du même nom, axé autour de ce personnage emblématique, enfant terrible aux exploits célébrés par les conteurs de l’espace culturel kongo. Moni-Mambu a ses répondants partout ailleurs, au Kasaï (il prend les traits de Ngoyi wa Lubabinga) ; à l’Équateur (chez les Mongo, il porte le nom de Ngoy ; le poète AR Bolamba en codifia les aventures), et même ailleurs. Moni-Mambu comme ses alter ego est un querelleur qui trop souvent a eu le dernier mot sur ses adversaires grâce à sa ruse imparable.(12) »
Ce même personnage fit d’ailleurs l’objet d’une première adaptation BD par Sima Lukombo en 1980.
Enfin, ces planches, que l’auteur de ces lignes a pu observer à l’époque, traitaient de la guerre en RDC, à travers le parcours d’un kadogo (enfant-soldat). Cette thématique qui aborde directement la situation politique et militaire du moment est peu visible dans la production congolaise actuelle, hormis la série Elykia de Dick Esale, un album du Kivutien Flavien Ntangamyampi (Kadogo) et une superbe histoire courte de Al’Mata dans À l’ombre du Baobab.

Bien qu’alimentaires, les dernières œuvres de Barly sont toujours réalisées avec talent et tranchent avec la majorité des productions du genre, souvent exécutées dans la précipitation et sans de gros moyens. Son ultime réalisation, Mon trésor, c’est ma vie, publiée par le PNMLS (Programme national multisectoriel de la lutte contre le sida) en trois versions : français, lingala et swahili, montre d’ailleurs le beau sens des couleurs de Baruti ainsi qu’une belle écriture scénaristique. En parallèle, de temps à autre, Barly participe à quelques opérations en faveur de la BD congolaise, ce fut le cas avec l’album collectif Là-bas… Na poto (Croix rouge de Belgique – 2006) pour lequel il a dessiné la couverture. Enfin, il collabore depuis 2001 au journal pour la jeunesse congolaise, Mwana magazine (13) (anciennement Mwana mboka : enfant du pays), soutenu par l’ONGLirakin (14) grâce à un financement du CEC (15). Comptant près de cinquante numéros, Mwana magazine tire à plus de 75 000 exemplaires et vise à apporter, sur un mode ludique, un maximum d’informations à ses jeunes lecteurs à travers des articles intéressants illustrés par Baruti. Il y anime aussi une série de deux planches, tout en couleur, intitulée BD Phil !

Alors, qu’est-ce qui peut encore faire courir Barly ?
En réalité, Baruti a une particularité qui le distingue des autres : c’est un artiste polyvalent et il souhaite être reconnu comme tel… Il ne s’est jamais identifié uniquement à son statut d’auteur de BD et l’ACRIA n’a jamais centré son action spécifiquement sur le 9e art. Ces dernières années l’ont aisément démontré, Barly est ailleurs, dans d’autres sphères plus musicales. Il est vrai que la guitare ne l’a jamais quitté puisqu’il compte déjà un album personnel, Ndungu yangu, une participation à un collectif, Le Monde est un village et a organisé plusieurs festivals du genre. Mais s’il a encore des projets de séries BD, en particulier avec Alain Brezault, sa grande aventure reste son groupe, Congo nostalgia, avec lequel il tourne sur une bonne partie du continent africain. Il a également composé la musique du film Entre la coupe et l’élection (2007) de Monique Phoba Mbeka et Guy Kabeya Muya, qui raconte 30 ans après, le devenir des premiers footballeurs africains à avoir joué à une coupe du monde de football (Les léopards du Zaïre en 1974) et du destin misérable de certains d’entre eux.
Car, être un auteur africain de BD n’est pas forcément une sinécure. Si les possibilités d’être édités en Europe se sont accentuées depuis quelques années, avec l’inflation du nombre de titres publiés, les dessinateurs africains en sont souvent réduits à illustrer les scénarios des autres, sans pouvoir traiter de leurs pays d’origine. L’image de l’Afrique n’a guère évolué aux yeux du lectorat, massivement européen. Ce constat était sans doute difficile à accepter pour un créateur comme Baruti, pour lequel il est temps, maintenant qu’il a ouvert la voie à d’autres artistes plus jeunes, de tenter d’autres challenges et revenir à ses premiers pas, chez lui. Tout faire, pour qu’on ne l’associe plus uniquement à la BD, mais également à la musique. Conquérir d’autres publics, montrer une autre facette de soi, s’exprimer autrement, tout cela donne du courage. Du courage pour continuer toujours plus loin, toujours plus longtemps, avec un seul but, une seule option : ne jamais arriver, ne jamais atteindre son but, car l’objectif, c’est d’avancer, pas d’arriver. Arriver, c’est s’arrêter. Et rien, ni personne n’arrêtera Barly.

1. Malgré une pétition lancée par Barly : [ici]
2. Festival international de bande dessinée d’Alger.
3. Décédé en 2008.
4. A la fin de l’album, l’auteur remercie « Roger Ferrari, Bob de Moor et Yuma Jumaini ».
5. Baruti sera également caricaturé en avocat par Alain Kojélé dans Yaka Tovanda ou le vrai faux mariage (RCN – Justice et démocratie, 2005).
6. Antoine Tshitungu Kongolo, Du côte de la BD congolaise : pôles, styles et genres. Congo strip, 2009.
7. Film dans lequel le comédien principal était Papa Wemba.
8. On peut y rajouter la tentative de Jacques Kaniki qui, en 1999, se penche sur l’itinéraire de Lumumba.
9. Hormis un ou deux pastiches dans Mwana mboka.
10. La série sera publiée en version néerlandaise et allemande.
11. André Yoka Lie Mudaba en fera un roman pour la jeunesse qui paraîtra aux éditions Mediaspaul en 2006 : La guerre et la paix de Moni Mambu : Kadogo.
12. La guerre et la paix de Moni-Mambu, cf. [http://feuillesvolantes.blogs.lalibre.be/archive/2007/11/26/le-nom-de-moni-mambu-renvoit-au-cycle-legendaire-du-meme-nom.html]
13. Pour en savoir plus : [http://www.cec-ong.be/index.php?option=com_content&task=view&id=135&Itemid=45]
14. Ce journal prendra comme titre Mwana magazine par la suite.
15. Coopération – Éducation – Culture, une ONG belge.
Alger (octobre 2009) – Erstein (août 2011).///Article N° : 10407

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