De l’écrivain mozambicain Mia Couto vient de paraître un livre pour enfants, Le Chat et le noir (1), occasion de revenir sur les relations entre littérature et enfance, et un roman, Chronique des jours de cendre, (4) sur la chute du régime fasciste au Portugal vu du Mozambique, ce qui ouvre sur sa vision des mouvements du monde.
Comment est né ce projet de livre ?
Cela n’a jamais été un projet. En fait, une revue portugaise liée à l’éducation m’a demandé une histoire. Je n’avais jamais écrit de livre pour enfants et finalement j’ai écrit une histoire que j’ai illustrée moi-même. Ensuite j’ai égaré le texte et les illustrations, la revue n’est jamais parue. Et une fois, alors que je rendais visite à mon éditeur au Portugal, il m’a montré des dessins qui m’ont plu. Ils ont superposé un texte que j’ai reconnu, je l’ai retravaillé. Et voilà.
Quelle est l’histoire du chat et du noir ?
L’histoire est racontée par un chat, comme si le chat pouvait transmettre sa propre langue. Une langue tendre, douce : le » chatais » qui aborde un thème simple : la désobéissance, l’esprit de découverte de l’enfant et enfin le noir qui abrite nos peurs, le noir qui continue d’être la représentation ultime de l’inconnu, de la mort.
Dans ce livre, vous conservez ce qui fait la grande originalité de vos écrits à savoir le déploiement d’une langue sans cesse réinventée.
J’ignore ce que signifie écrire pour les enfants. Il y a beaucoup de préjugés, de lieux communs sur ce sujet, comme si les enfants ne pouvaient pas comprendre la poésie. Lorsque nous considérons qu’ils en sont incapables, c’est que nous-même n’avons rien compris car au fond, l’écriture est toujours un dialogue avec notre propre enfance. La langue doit préserver la poésie, il n’y a pas d’écriture mineure pour les enfants.
L’écriture est toujours une relation avec notre propre enfance ?
Oui toujours, enfin pour moi. Dans l’enfance on a créé dans notre tête l’idée de ce qu’est être adulte, on nous a inculqué un certain type de rationalité qui nous a rendu peu disponibles pour une autre manière de voir le monde, pour la capacité à s’étonner. Il ne s’agit pas d’un retour à l’enfance ; l’enfance est là endormie au fond de nous, remisée dans un coin et c’est cette enfance qui émerge à nouveau. Je veux être comme ce chat : voir le monde comme un jouet.
Lors de notre précédent entretien, (2) je ne vous ai pas demandé d’où venait votre pseudonyme Mia, car il s’agit bien d’un pseudonyme ?
En fait ce n’est pas un pseudonyme, c’est un nom que je me suis donné lorsque j’avais deux ou trois ans. Il a un rapport avec les chats, (3) étrangement je suis toujours rattrapé par les chats ! Mes parents racontent que je dormais avec les chats, que je mangeais avec eux ; je pensais que j’étais un chat, je leur ai dit que je voulais m’appeler Mia. Le fait que mes parents acceptent que je puisse inventer mon propre nom a été plus important que de lire les livres de poésie que mon père me donnait car au fond, ils ont autorisé la permanence de l’enfance. Mon nom est fictionnel aussi dois-je m’efforcer de lui inventer une histoire.
Vous êtes extrêmement difficile à traduire, il existe maintenant une sorte de dictionnaire de votre langue comme il en existe d’ailleurs un pour l’écrivain brésilien João Guimarães Rosa à qui l’on vous compare souvent.
Les écrivains ne se comparent pas. Est écrivain celui qui crée un univers individuel singulier, mais bien sûr cette comparaison ne me dérange pas au contraire, il a été un grand maître pour moi. Il m’a ouvert le chemin de la transgression linguistique qui est une voie poétique et non formelle. Quant à ce dictionnaire dont vous parlez, c’est une tâche immense et plutôt ingrate ! Car il part du principe que les mots doivent être expliqués, ce qui est grave en soi. Bon, cela n’a rien à voir avec les auteurs du dictionnaire que je respecte beaucoup et j’y ai d’ailleurs collaboré. Mais cela renvoie les mots à un simple mécanisme or ils ne peuvent être réduits à un procédé. Les mots en question n’ont pas été construits, ils étaient déjà là dans les potentialités mêmes de la langue.
J’aimerais maintenant que nous parlions de votre livre Vinte e zinco qui est paru cette année en France sous le titre Chronique des jours de cendre. (4) Vous y abordez la chute du régime fasciste au Portugal vu du Mozambique.
Je l’avoue, c’est un livre de commande pour commémorer le vingtième anniversaire de la Révolution des illets le 25 avril 1974. Le 25 avril n’est pas notre fête, pour nous il a un autre sens car après, le colonialisme a continué et la Pide (5) a encore sévi pendant des mois. Aussi je n’ai accepté qu’à condition de faire quelque chose de différent sur cette période de transition entre la fin du fascisme au Portugal et la fin du colonialisme au Mozambique.
De plus il y a une sorte d’occurrence du 25, un nombre magique : la naissance du Christ, le 25 juin (notre jour), le 25 septembre jour de la Révolution au Mozambique. Le titre marque déjà cette différence, car il fait référence à un autre vingt-cinq qui renvoie à la misère, aux toits en zinc, notre vingt-cinq est encore à venir.
Et comment vous-même avez-vous vécu cet événement ?
À cette époque, j’étais déjà lié au Frelimo (6) ; j’étais étudiant à la Faculté de médecine et nous avons appris la nouvelle pendant que je passais un examen, je me suis précipité pour sortir et le professeur m’a rappelé car je n’avais pas complété l’en-tête, il manquait la date, il m’a dit que je n’oublierai jamais cette date : le 25 avril 1974. Puis la lutte a commencé car la stratégie du Frelimo consistait à gagner les villes afin de trouver de l’appui auprès des cadres, des intellectuels
car le Frelimo était essentiellement implanté dans les campagnes. Alors j’ai reçu des instructions pour abandonner la Faculté et infiltrer (c’était le terme utilisé) les organes d’information. Je suis donc devenu journaliste juste après le 25 avril afin d’introduire une composante mozambicaine dans un organe qui est resté encore longtemps sous la coupe des Portugais.
Vous êtes membre du jury du prix de l’Union latine. (7) Chaque jury choisit un écrivain qu’il doit défendre devant les autres membres, vous avez choisi l’écrivain angolais Pepetela. (8)
Pepetela est avant tout un bon écrivain et aussi un ami. Puisque l’Union latine s’ouvre à d’autres espaces géographiques et politiques, je crois qu’il est important de donner de la visibilité à une voix qui incarne une conscience angolaise. L’Angola est un pays très important dans les mutations que sont en train de connaître les diverses Afriques, le futur de l’Afrique et surtout de l’Afrique australe dépend énormément de ce qui va se passer en Angola. Pepetela grâce à son travail littéraire et à son écriture lucide met en relief d’autres alternatives et d’autres issues.
Avez-vous facilement accès à la littérature de l’ensemble du continent africain ?
C’est extrêmement cloisonné, pour connaître la littérature de pays voisins comme le Malawi ou l’Afrique du sud, je dois venir en Europe ou alors faire appel à des amis de Londres, Lisbonne, Paris. Sur le continent, il n’y a pas d’échanges, de livres, d’idées.
Finalement je ne sais pas si nous avons réussi à dépasser la question coloniale même dans les autres domaines, peut-être avons-nous simplement changé d’équipe et le colonialisme est maintenant géré par les nationaux des pays. Je comprends néanmoins qu’il faille du temps.
Nous ne sommes donc pas dans l’ère du post-colonialisme ?
Je crois que c’est une fiction. Non pas d’une manière aussi radicale et sommaire. Il y a eu des avancées bien sûr ; certaines élites africaines ont maintenant la possibilité de choisir leurs propres dépendances car c’est ça l’indépendance ! Mais d’un point de vue qualitatif la relation de ces élites avec le centre et le monde rural est quasiment la même.
Ce qu’on appelle la relation Nord-Sud est donc reproduite à l’échelle de chaque Etat ?
Oui sans aucun doute. Au Mozambique, il existe un Nord et un Sud en ce sens. D’ailleurs inversé car c’est le sud qui concentre les rouages de l’Etat et qui reproduit ces inégalités, cette profonde méconnaissance et non reconnaissance d’autrui.
Boubacar Boris Diop qui est également membre du jury a décidé désormais d’écrire en wolof, que pensez-vous de cette initiative ? Cela vous semble-t-il être une arme politique ?
Il ne s’agit pas d’une question politique mais du rapport d’un individu avec la langue dans laquelle il rêve, aime
La langue qui le fait naître et renaître. C’est un choix tout à fait personnel.
Lorsque cela devient une bannière politique, c’est autre chose. Personne n’a obligé qui que ce soit parmi ceux qui l’ont individuellement choisi à écrire en portugais ou en français. Ce sujet est souvent politisé dans un sens démagogique, une falsification d’un problème qui n’existe pas hormis dans la tête de celui qui se le pose. Le français, le portugais ou l’anglais sont un patrimoine africain, les écrivains se sont approprié ces langues de la même manière qu’ils l’ont fait avec le roman qui n’est pas né en Afrique.
Le véritable combat réside dans la lutte pour l’égalité des langues afin qu’il n’y ait pas de langues qui soient dévalorisées, renvoyées au rang de dialecte, d’expression exotique.
La mondialisation ne serait donc que la continuité d’un processus à l’uvre depuis que l’homme existe ?
Oui, aujourd’hui on a tout simplifié et le sujet est polarisé : il y a les Etats-Unis d’Amérique et le reste du monde qui lutte contre l’américanisation.
La mondialisation est un terme nouveau que l’on donne à un phénomène ancien, elle a commencé avec l’homo sapiens ! Dès que l’on est confronté à autrui, ou que s’instaure une relation. Il y a une lecture très réductrice de ce que furent les mouvements de globalisation du passé. Par exemple, la colonisation est toujours considérée par le prisme du sujet : l’Européen, et de l’objet : l’Africain victime, comme si la fonction de sujet et d’objet était invariable.
Considérer la relation entre deux sujets uniquement comme une relation d’oppression est une lecture appauvrissante. Attention, je ne suis pas en train de minimiser l’esclavage ou la colonisation, mais même dans la traite, il y a eu participation de certaines élites africaines qui en ont tiré un grand profit, ce n’est pas une seule main extérieure qui s’est abattue sur le continent.
Pendant la guerre en Irak, vous avez interpellé Georges Bush dans une lettre (9) où vous concluiez que les pauvres citoyens d’un petit pays possédaient une arme de construction massive, la capacité de penser.
J’ai une rubrique hebdomadaire dans un journal mozambicain. Je l’ai écrite pour susciter le débat au Mozambique où l’influence musulmane est grande. Il m’importait que le sujet ne soit pas traité d’une manière linéaire avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Je voulais analyser les deux parties, les raisons profondes qui ont conduit à ce conflit et plus largement ce qui oppose le monde occidental au monde musulman.
Pour un mozambicain musulman, tout acte commis à l’encontre d’un non musulman est justifié et malheureusement pas seulement au Mozambique ; sur le continent africain cette idée mobilise une bonne partie de l’opinion publique. Mais bien sûr beaucoup voient également les musulmans comme la source de tous les maux.
Par ailleurs, il existe en Europe une sorte de bonne conscience de gauche qui, au regard du conflit israélo-palestinien, prend largement partie pour les Palestiniens et en oublie toute distance critique. Pour ma part, il me semble que nous ne devons pas sombrer dans le manichéisme et condamner tout aussi fermement les attentats qui visent les civils israéliens.
Je crois qu’il est nécessaire que nous dénoncions de la même manière l’Occident et le fondamentalisme de Bush et le fondamentalisme de certains pays musulmans.
Les personnages de vos romans oscillent entre l’être et le non-être, comme s’il n’y avait rien entre la naissance et la mort ?
C’est une vision circulaire, ce qu’il y a entre la naissance et la mort équivaut à ce qu’il y a entre la mort et la naissance. L’histoire d’un être ne se termine pas avec ce que nous appelons la mort. Les êtres perdurent après la mort à travers les empreintes qu’ils ont laissées en ceux qui les ont aimés. En Afrique, ce n’est pas ce qui est au-delà qui est important mais la recherche de cette harmonie avec les morts.
1. Le Chat et le noir. Chandeigne, 40 p. 2003.
2. Africultures n°20 – septembre 1999.
3. Mia : en portugais miar signifie miauler.
4. Chronique des jours de cendre. Albin Michel, 150 p. 2003.
5. Police politique de Salazar.
6. Front de libération du Mozambique.
7. Le prix de l’Union latine s’est déroulé à Paris du 22 au 24 octobre 2003.
8. Yaka. Les éperonniers / Unesco. L’esprit des eaux. Actes Sud.
9. Mia Couto escreve a Bush 25 mars 2003.Lire dans Africultures 57, la note de lecture d’Elisabeth Monteiros-Rodrigues sur le dernier roman de Mia Couto : Chronique des jours de cendre. Lire par ailleurs son entretien avec Mia Couto in Africultures n°20, ainsi que Bernard Magnier, Mia Couto ou la fable du chaos in Africultures n°26.///Article N° : 3246