Verre cassé

D'Alain Mabanckou

Phase critique 8 - L'auteur s'appelle À ma banque ou la somptueuse déclaration d'amour d'Alain Mabanckou
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que l’heure était désormais à l’écrit parce que c’est ce qui reste, la parole c’est de la fumée noire, du pipi de chat sauvage
A. M.

 » La conversation de la mémoire « 
De fait, les écrivains devraient aborder les questions d’argent dès l’incipit. Ils ne devraient jamais mollir sur ce point. C’est ce qu’avait bien compris Céline qui, après Voyage au bout de la nuit, s’est empressé de pondre Mort à crédit. Est-ce à dire que la vie des romanciers est un avoir que d’aucuns gagent bien volontiers ? Quel adoubement ce serait ! Le fait de formuler pareille opinion est une preuve de déférence à leur égard. Hélas, la réalité est moins flatteuse. La gent écrivante est un groupe de zozos, un amas de légumes, une engeance de gros bêtas. Le protagoniste du roman d’Alain Mabanckou, au nom prédestiné de Verre Cassé (si seulement c’était vrai !), passe le plus clair de son temps dans un troquet au nom lui aussi céleste, Le Crédit a voyagé – confirmation explicite, s’il en était, que l’on ne fait jamais confiance à un écrivain, même pas son éditeur. Une chose est certaine : notre anti-héros connaît ses classiques, et sa dyslexie qui lui fait contracter les deux titres du docteur Destouches (1) ne dévoile pas moins une dégaine digne du plus haut comique. Nous sommes pris dans sa gouaille ; les effets en sont ravageurs.
Passe encore qu’on ne fasse pas crédit aux écrivains, vu qu’ils sont tous pochards. Mais quand leurs manuscrits se mettent à voyager, c’est-à-dire à s’égarer à la moindre manifestation de hoquet éthylique, il est temps de le reconnaître : l’heure est grave – l’heure de la  » conversation de la mémoire « . À défaut de vivre dans une carafe de vin ( » le seul fleuve que je connais, confesse Verre Cassé, est tout rouge et tient dans une bouteille « ), l’alcoolique se démène dans les tunnels de ses neurones. Alain Mabanckou a écrit là sa version du Mangeur d’opium, mais on n’y trouvera, de loin comme de près, aucune allusion à De Quincey. Ses références viennent d’ailleurs – nous y reviendrons. En attendant, on devrait prescrire son roman contre la déprime. Succès garanti, je confirme.
À qui Alain Mabanckou, dans Verre cassé, son cinquième roman, fait-il porter le masque du narrateur ? À qui d’autre sinon lui-même ? Le conteur est ici le personnage le plus écrivain que la littérature africaine d’expression française ait jamais produit. Cela ne m’autorise cependant pas à assimiler l’auteur à sa créature. Néanmoins, il est permis d’avancer que Verre Cassé (un nom-titre) est le rôle dans lequel le romancier a investi un grand capital de sympathie. Le substantif  » capital « , pour qui se montre joueur, est l’acronyme d’Alain : Amabank – tout dépend de comment on l’orthographie – vaut bien Mabanckou ! On ne saurait signifier plus clairement le fait de s’être installé à son compte, qui est l’expression d’une maîtrise de soi et de ses moyens. Le tout nouveau professeur de l’université du Michigan (Ann Arbor) donne à lire avec son dernier opus un capital de drôlerie sans équivalent. Sa carrière américaine coïncide avec une maturité on ne peut plus précoce : Alain Mabanckou n’a que 38 ans et compte déjà douze livres à son actif. Espérons que Verre cassé lui rapporte beaucoup d’argent. Ce ne serait que justice.
L’intrigue
Elle se noue comme une farce de collégiens. Rien d’étonnant à ça. Le bistrot, d’une certaine façon, rappelle les arrière-cours des pensions de province. Dans un semblable retrait, le romancier a installé sa bibliothèque. Il écrira à partir des titres qui lui sautent aux yeux, des titres de livres, de CD audio, vidéo ou DVD, de titres de films, de peintures, en somme, le fatras culturel qui est la marque des gendelettres. Une gageure, n’est-ce pas ? Eh bien, non. On éprouve un saisissement dès la première note, où les échos orchestrés par les intitulés nous font ressentir l’avènement d’un chef-d’œuvre. Un vertige nous entraîne dans une chevauchée fantastique. Surviennent alors des êtres aux noms de personnages de fables, sans que l’auteur ne cède au tropisme du fabuliste, ni à sa trop commode morale, ni même à la joie immodeste de se couronner théoricien des belles-lettres. Il est bien trop fort pour ça. En revanche, son imagination amalgame les données les plus diverses : quelques centaines de titres sont cités dont les auteurs les plus célébrés sont, outre Céline, Hemingway, Victor Hugo, Amos Tutuola, Mongo Beti, Faulkner, Emmanuel Dongala, Dany Laferrière, Jean Echenoz (et les éditions de Minuit), Kossi Efoui, Hampâté-Bâ, Kourouma, etc. Ici, la technique de la liste fait merveille. Car chaque titre raconte une histoire, souligne un sentiment, nuance un propos, ridiculise un autre, parodie une attitude, déniaise une pensée. Depuis Robert Burton (Anatomie de la mélancolie, 1621) et Laurence Sterne (Vie et opinions de Tristram Shandy, 1860-1867), jamais l’usage de la liste n’a accouché de procédés où le plaisir du texte est à ce point patent. Le vertige gomme les majuscules et leur substitue une série illimitée de virgules. Alors se fait jour une circularité continue. Aragon traverse ces pages avec sa Défense de l’infini. Or l’infini, de même que la liste, sont les moyens dont se prémunissent ceux qui veulent promouvoir un discours oral. La propension des Africains pour la généalogie et les inventaires (le simple fait de dire bonjour vous y oblige), ainsi que le ticket de caisse des grandes surfaces, obéit à la même loi. Une pensée qui use de la liste rend délectables les répétitions : Alain Mabanckou ne s’en prive pas. Ajoutons à l’art d’égrener le chapelet, une bonne réserve de virgules : le chant reprend illico presto, remis sur les rails par Le pas suspendu de la cigogne…
L’intuition qui a permis à Alain Mabanckou de bâtir le style de Verre Cassé est l’usage africain du français. Écoliers, pères de famille, ministres, présidents de la République courent après une langue dont ils ne soupçonnent pas toujours la complexité. Ainsi voyons-nous le chef d’État du Congo se faire du mauvais sang parce que son ministre de la Culture, dans un discours semé de  » J’accuse « , est devenu à ses dépens célèbre du jour au lendemain. Lui, sieur Président, qui rêve d’entrer dans l’Histoire par une formule inoubliable, voit ses chances compromises. Ses  » Nègres  » finiront par lui en trouver une, de formule, qui est elle aussi un emprunt célèbre : le  » Je vous ai compris  » du Général De Gaulle. Chacune des 202 pages du roman est un éloge au dérapage contrôlé. Chaque ligne est une invention, chaque segment de phrase une prouesse, chaque tournure l’expression d’un culot hors du commun. On rit à en tomber malade.
Verre cassé est en fait le champ où opère l’odyssée d’une conscience masculine en quête du père. Je veux dire : la mère est au centre du récit, mais celle-ci, pour un garçon, ne sera jamais que la force domestique à laquelle l’enfant jure une fidélité éternelle tout en courant le monde. En effet, ses muscles – et la métaphysique que ces derniers sécrètent en lui – l’y obligent. C’est pourquoi, tout poivrot qu’il est, le Narrateur vient rôder autour d’Hemingway, voulant humer l’air qui est d’au-delà du fleuve Congo. À l’arrivée, c’est à Victor Hugo que va sa piété filiale :
 » et il y avait cet autre vieillard en exil à Guernesey, cet ancêtre au visage zébré de rides me faisait pitié, il était sans cesse en train d’écrire, de dessiner des trucs à l’encre de Chine, il était infatigable, les yeux avec des poches de chair, il ne m’avait même pas entendu venir, et je lisais par-dessus son épaule les châtiments qu’il notait dans son cahier et promettait de faire subir au monarque qui le traquait, l’empêchait de fermer l’œil et qu’il avait surnommé Napoléon le Petit, j’enviais les cheveux gris de ce type qui n’était pas n’importe qui, j’enviais la barbe abondante de patriarche de cet homme qui avait traversé le siècle, il paraît même que depuis son enfance il avait dit  » je serai Chateaubriand ou rien « , et moi j’admirais son regard immobile que j’avais remarqué dans un vieux Lagarde et Michard qui me servait de manuel scolaire du temps où j’étais encore un homme pareil aux autres, et je m’étais retrouvé dans sa demeure à lui, aux Feuillantines que ça s’appelait, j’avais franchi le jardin et m’étais caché dans une roseraie, c’est de là que j’épiais ce grand-père rebelle et coureur de jupons, il avait le dos tourné, le nez plongé dans ses feuillets éparpillés qu’il raturait nerveusement, parfois il arrêtait d’écrire des poèmes et se mettait à dessiner des pendus, j’étais à quelques pas de sa demeure, et je l’aperçus se lever avec difficulté, exténué par le travail, il voulait sortir, marcher un peu, histoire de se dégourdir les jambes, je m’éclipsai, de peur de croiser son regard, je quittai ce lieu, et, de retour au quartier Trois-Cents, j’allais souvent vers l’océan Atlantique  »
Ainsi se ferme la boucle, ou, si l’on veut, ainsi se fait le tour du monde. Les histoires qui forment la substance de Verre cassé sont des déclarations d’amour. Elles ne sont faites ni à des Misérables, ni même à des Colette et Gavroche. Il n’y a pas de Jean Valjean. La transcendance, c’est la courbure de l’œuvre elle-même qui la suggère, telle qu’on la pressent dans la citation. Seul compte le cahier où chacun des protagonistes voudrait voir figurer son nom. L’Escargot entêté, le gérant-fondateur du troquet, avait remis au plus fidèle pilier de son établissement un cahier pour qu’il y note des brèves de comptoir. Telle est l’entrée en matière. Verre Cassé est un être singulier. Il faut en effet qu’il soit un verre cassé afin que nous soit donnée la possibilité de le voir survivre de quelque façon à la quantité de gros rouge ingurgité : plusieurs litres par jour. Le reste s’évapore, on ne sait comment. Il y a de l’ange dans Verre Cassé. Un ange malin, un ange souriant, un dieu fait sourire. Car Verre Cassé, comme tous les personnages du roman, sont des rebuts de leur quartier, lequel nommé quartier Trois-Cents et, partant, de la nation congolaise. Mais les éclopés, quand ils sont alcooliques, ont un atout que les nantis et autres buveurs d’eau ne possèdent pas : la capacité à rire du malheur. Voilà comment Verre Cassé explique son destin d' » écrivain public  » :
 » disons que le patron du bar Le Crédit a voyagé m’a remis un cahier que je dois remplir, et il croit dur comme fer que, moi, Verre Cassé, je peux pondre un livre parce que, en plaisantant, je lui avais raconté un jour l’histoire d’un écrivain célèbre qui buvait comme une éponge, un écrivain qu’on allait même ramasser dans la rue quand il était ivre, faut donc pas plaisanter avec le patron parce qu’il prend tout au premier degré, et lorsqu’il m’avait remis le cahier, il avait tout de suite précisé que c’était pour lui, pour lui tout seul, que personne d’autre ne le lirait, et alors, j’ai voulu savoir pourquoi il tenait tant à ce cahier, il a répondu qu’il ne voulait pas que Le Crédit a voyagé disparaisse un jour comme ça, il a ajouté que les gens de ce pays n’avaient pas le sens de la conversation de la mémoire, que l’époque des histoires que racontait la grand-mère grabataire était finie, que l’heure était désormais à l’écrit parce que c’est ce qui reste, la parole c’est la fumée noire, du pipi de chat sauvage, le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les formules toutes faites du genre  » en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle « , et lorsqu’il entend ce cliché bien développé, il est plus que vexé et lance aussitôt  » ça dépend de quel vieillard, arrêtez donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est écrit « 
Le récit se déroule ainsi et, arrivé à la station Mission terminée, après avoir traversé des personnages à la fois si semblables et si dissemblables, nous nous rendons compte que celui-ci ne fait que commencer, étant tout ensemble début et fin. Entre-temps, on aurait pris le pouls de l’emprunt, de la citation, de la parodie, du pastiche, de l’hommage iconoclaste. Hampâté-Bâ, Kossi Efoui et, bien sûr, Céline et Mongo Beti, passent à la moulinette du romancier.
D’emblée, Alain Mabanckou donne à lire un manifeste littéraire dont l’enjeu est le jeu, un jeu amoureux et humoristique, un jeu défendu et illustré avec des moyens stylistiques sans précédents et sans équivalents dans l’histoire mondiale des lettres. Laissons en suspens ce débat ; pour l’heure, concentrons-nous sur l’intrigue.
Le contrat qui lie désormais Verre Cassé à L’Escargot entêté rappelle singulièrement le roman du Barcelonais Enrique Vila-Matas, Paris ne finit jamais, sorti en septembre aux éditions Christian Bourgois, qui rend hommage à Hemingway, un soûlographe de première. On l’aura compris, la déclaration d’amour que fait le Congolais à l’auteur du Vieil homme et la mer, est une sorte de babouchka romanesque. Dans la même épître se cache sa flamme pour Bukowski (Charles), Brautigan, Lowry (Malcom), Dostoïevski, Sony Labou Tansi et, surtout, le Nigérian Amos Tutuola, génial auteur de L’ivrogne dans la brousse (Gallimard, 1953).
Un alcoolique est un confesseur-né. Il lui faut une église ; mieux encore, une paroisse. Là l’attendent des ouailles, de plus en plus nombreuses : sa réputation est parvenue aux oreilles du monde entier. Un matin, Holden, un citoyen des États-Unis d’Amérique, vient lui aussi le supplier de consigner quelques épisodes de sa vie. Tous le pressent d’enregistrer leurs histoires. Le modèle pirandellien des Personnages en quête d’auteur semble respecté. Mais, cette fois, c’est l’auteur qui doit négocier au mieux avec ses héros, car ceux-ci, à l’image du  » type aux Pampers  » (traduisez : Monsieur-couches-culottes), peuvent lui retirer l’histoire qu’ils lui ont confiée. En cela, Verre Cassé n’est pas tout à fait un écrivain public. Les intrigues, tout comme ceux qui les rapportent, ne lui appartiennent pas. Il n’est pas leur créateur, mais il est leur régisseur, c’est-à-dire un commis aux écritures. Le patron du Crédit a voyagé, lui, décide de tout. C’est lui le commanditaire, c’est lui l’historien, en somme, une manière de chef d’État. Il se donne un programme et les moyens de le réaliser ; il y veille en maître d’œuvre circonspect. D’un  » gosier masche-laurier  » (Ronsard) peut donc sortir des prophéties à même de contribuer à l’édification de grands desseins. On croit rêver !
Pour parvenir à ses fins, l’architecte en péripéties ne doit pas négliger les bonnes vieilles recettes d’antan : unité de lieu et, d’une certaine façon, unité de temps. Il n’y a pas de doute : nous ne sommes pas au XVIIe siècle, nous n’ambitionnons même pas d’y revenir. Mais voilà, c’est au Crédit a voyagé que l’on vient se confesser des malheurs du monde, c’est là que le local tombe ses murs, comme pour parodier Miguel Torga :  » L’universel c’est le local moins les murs « . Ainsi voyons-nous défiler les uns après les autres le type aux Pampers, un homme au sphincter bousillé par un viol collectif survenu dans la prison où l’avait envoyé son épouse sur un motif mensonger : la pédophilie. Ensuite vient Robinette, une prostituée des plus culottées. Et Zéro Faute, et L’Imprimeur, et Joseph,  » un Van Gogh nègre « , et La Cantatrice chauve, vendeuse des plats chauds, et le quartier, et la ville, et le pays qui, d’une manière ou d’une autre, trouvent dans le cahier tenu par Verre Cassé, un écho à leurs faits et gestes, une doléance, pour tout dire. Sans y songer, Alain Mabanckou écrit là les États Généraux de l’humanité.
Le style
C’est le hoquet de l’ivrogne, ses remugles, ses décrochements, qui imposent un style à Verre cassé : ils créent son rythme, inimitable entre tous. Les mots s’appellent les uns les autres, s’alignent ou s’accrochent à un fil dont l’ampleur et la longueur étonnent. Alain Mabanckou a inventé une métrique, laquelle accompagnée d’une prosodie qui restitue fidèlement le débit haché des alcooliques. Cette métrique occupe l’espace de l’énonciation par plages successives, nous donnant à entendre les segments de phrases où ces dernières se rejoignent et se disjoignent. De la sorte, elles nous entraînent sur les voies ferrées d’autrefois, celles où, à intervalles réguliers, les points de soudure des rails, tel un métronome, imprimaient aux wagons l’inoubliable cadence. Le lyrisme qui a lieu ici se révèle étonnamment pur, sûr, souple. Pour arriver à ce résultat, l’auteur n’a usé que d’un seul élément de la ponctuation : la virgule. On est sidéré de le constater. Avec des moyens si simples, si limités, peut-on atteindre à des fins aussi somptueuses ? Un examen attentif nous montre que, la virgule, quand elle est au service d’une longue et unique phrase, égalise les mots sans étouffer leurs  » humeurs « . On se dit que, avant l’invention de la ponctuation par les pères médiévaux, la phrase devait avoir une semblable liberté. Débarrassées du harnais destiné à leur assurer une marche régulière (la prétendue bonne conduite), les phrases, en glissant sur toutes sortes de difficultés, parviennent à restituer sans effort l’interrogation et l’exclamation, la pause, la demi-pause et le suspens. Il suffit pour cela qu’un chant les soulève et les emporte avec la force de conviction d’un pur-sang. Alain Mabanckou y excelle.
La meilleure explication du phénomène, c’est l’auteur lui-même qui la donne – preuve que son édifice procède d’un projet bien concerté. Ainsi, lorsque le commanditaire daigne regarder le manuscrit, il est effrayé – on s’en doutait un peu. Faisons remarquer que les auteurs qui ont besoin de Nègres avouent à leur insu que seuls les Nègres sont des écrivains. Qu’on en juge à la réaction de L’Escargot entêté :
 » mais c’est vraiment le désordre dans ce cahier, y a pas de points, y a que des virgules et des virgules, parfois des guillemets quand les gens parlent, c’est pas normal, tu dois mettre ça un peu au propre, tu crois pas, hein, et comment moi je peux lire tout ça si c’est collé comme ça, faut laisser encore quelques espaces, quelques respirations, quelques moments de pause, tu vois, j’attendais quand même mieux de toi, je suis un peu déçu, excuse-moi, ta mission n’est pas encore terminée  »
L’attitude d’un auteur-commanditaire diffère de celle d’un écrivain. Verre Cassé va profiter de la circonstance pour s’émanciper de l’auteur et des personnages. Pour cela, Alain Mabanckou recourt à la technique de la mise en abîme. Car le Narrateur, dans son joujou avant-gardiste, aime à se retourner sur lui-même, à se reluquer, à se commenter. Preuve qu’un écrivain ne saurait se contenter du statut de Nègre. Écrire, c’est blanchir le réel – opération qui n’a rien à voir avec le blanchiment des  » races  » ; c’est refaire la réalité à l’aune de l’esthétique inventée là, séante tenante. Les écrivailleurs sénégalais et l’usage obséquieux du petit-nègre n’ont qu’à se le tenir pour dit. D’où le soupçon qui nous saisit à chaque ligne du roman, soupçon en rapport avec le lieu d’où parle le Narrateur. Car, à chaque virgule, nous sommes assurés de toucher simultanément à l’Afrique profonde et à l’homme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Verre Cassé analyse la situation en ces termes :
 » je reprends mon cahier et mon crayon, je suis déjà hors de l’établissement, mais je rapporte mon dialogue de tout à l’heure avec L’Escargot entêté, comme s’il se déroulait en direct, au présent  »
Le  » direct « , le  » présent  » sont les modalités qui confèrent au livre sa  » rationalité de chemin de fer  » (Léo Frobenius). Or l’écrivain qui tient à sa  » rationalité  » (sa ligne conductrice) se fait ingénieur. En tant que géomètre des mots, il tient dans une main l’arpent et, dans l’autre, le sextant. Quand bien même (il est nécessaire qu’il apparaisse comme ayant mauvais caractère !) il enverrait le monde blackbouler :
 » je commencerais maladroitement, et je finirais maladroitement, comme j’avais commencé, je m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose, et dans ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne s’énoncerait pas clairement, et les mots pour le dire ne viendraient pas aisément, ce serait alors l’écriture de la vie, c’est ça, et je voudrais surtout qu’en me lisant, qu’on se dise  » c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat de barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-fonds des belles-lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce que c’est du sérieux, ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où, bordel  »
Il n’est pas d’invention de quelque envergure qui ne se fasse à l’ombre des lupanars… Le vrai discours s’énonce toujours dans un bistrot, dans un parloir (ou le gueuloir de Flaubert). Et une parole dont le signe distinctif est de poursuivre obstinément son cours s’appelle oralité. Elle ne fait porter aux vocables d’autre charge que celle qui les met en état de marche. On ne trouvera pas dans Verre cassé des termes recherchés. Le modèle célinien (et son usage de l’argot) peut dormir sur ses deux oreilles. Mme Marie Ndiaye aussi, du temps où elle rédigeait Comédie classique.  » Classique  » est en effet l’épithète qui sied le mieux à la syntaxe du Voyage… Avec Verre cassé, l’oralité se forge une autre essence. Pourtant, rien n’y semble naturel, quand bien même on serait dans le comble du naturel. L’ivrogne danse une danse divine, et ce non pas dans la brousse (on se serait mépris, étant donné que nous sommes au Congo ; sa forêt n’est pas loin, ses Pygmées aussi), mais dans la plaine – et Alain Mabanckou plafonne à presque 1,90 m. En s’émancipant de la syntaxe classique, le romancier se soustrait à la pesanteur. D’où cette fluidité extraordinaire, fluidité non dénuée de syncopes. Nous dansons au-dessus de la ligne de flottaison, nos pieds effleurent à peine le sol. Puis, ils sautent d’un titre de bouquin à l’autre, comme un batteur de jazz rendrait jazzy la Prose du monde (Merleau-Ponty). L’amour de l’horizon, l’arpentage de la plaine, pris dans leur extension, accusent l’illimité. Les phrases de Verre cassé, quand on embrasse leur ampleur, changent tout à coup de partition. Un chant symphonique nous parvient ; c’est du Wagner, mais qui débloque…
Envoi
À lire Verre cassé, on voit bien que n’est pas Alain Mabanckou qui veut. La supériorité du Bantou des forêts équatoriales (voyez Manu Dibango, feu Francis Bebey, Richard Bona, etc.) sur son cousin du Sahel (voyez Cheikh Hamidou Kane, Moussa Konaté et tant d’autres – Senghor, Kourouma et Salif Keita étant des exceptions) vient de ce qu’il est un homme des connivences. La camaraderie est sa pratique quotidienne. Le Sahélien, lui, est un  » chasseur solitaire  » (Carson McCullers). C’est le mystique par excellence, le métaphysicien des oracles, le conquérant de l’espace et du ciel, le quêteur du feu sacré. Il en oublie de boire. Christ et Mahomet ont fanatisé son âme. Sahélien et forestier diffèrent en religion, en amour, en appétence. En usant d’un raccourci, disons que le Bantou sait vivre. Chez lui les sensations sont restées celles de l’adhésion païenne. C’est assez pour lui reconnaître une prééminence de fait. Le Bantou est l’être chez qui la fibre féminine s’est développée le plus. Où qu’il se trouve, il suscite le désir, et aussitôt le partage. Car il connaît toutes les fables de l’hospitalité.  » Bacchus est alcoolique  » (Brassens), mais Moïse aussi – on le sait moins. Le roman qui s’écrit dans l’inoubliable troquet est un chef-d’œuvre. Kourouma peut reposer en paix.

1. La véritable explication nous est donnée page 176, par le gérant du Crédit a voyagé lui-même, le bon et entreprenant monsieur L’Escargot entêté :  » y a pas de problème, Verre Cassé, si c’est toi je n’ai pas à m’inquiéter, si c’est les autres, je leur réponds que le crédit est mort, il a voyagé depuis longtemps ».Alain Mabanckou, Verre cassé, roman, Paris, Le Seuil, 2005, 208 pages, 17 €. En librairie le 7 janvier 2005.///Article N° : 3654

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