Annie Ferret, l’araignée-mère et ses toiles

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En mars 2021 Annie Ferret publie son premier roman chez Grasset, Les Hyènes. On y découvre la transmission et la méchanceté d’un clan féminin. En nous donnant à voir les tiroirs d’une certaine France de manière originale et sensible, l’autrice dévoile quelques chapitres de sa biographie. Au cœur de cette trajectoire littéraire plurielle, une rencontre fondatrice avec le continent africain. Portrait signé Elgas.

« Les livres m’ont sauvée ». Au mitan de l’entretien qu’elle nous accorde, la phrase arrive, presqu’évidente, lentement posée, tout comme le débit de sa voix. Sans effets, sans pose, naturelle, entre deux bouchées de cet œuf au plat qu’elle savoure dans ce bar parisien du quartier de Châtelet, un matin d’octobre. Mais sauvée de quoi ? Des déterminismes sociaux, probablement. Car

rien ne prédestinait Annie Ferret à vivre dans le pays des livres, ce pays encore parfois captif des dévolutions bourgeoises, du prestige culturel que la naissance règle dans bien des cas. Et ce d’autant plus que dans la banlieue parisienne où elle voit le jour, son environnement familial ne l’y incite pas forcément.

Une origine modeste et une boulimique de lecture

Les Ferret sont en effet une famille modeste : père ouvrier dans la France des trente glorieuses et mère mécanographe à la sécurité sociale. Fille unique, la petite Annie lit. Boulimique, addictive, elle dévore « tout ». Si son père ne sait ni lire ni écrire, il en gardera un complexe persistant. Ce n’est pas le cas de sa mère, qui gèrera l’intendance administrative familiale. Aucun des deux parents n’entrave la curiosité naissante de leur fille : sa mère lui achète les livres sur les marchés, dans les brocantes. Les bouquins chinés dans sa besace feront le bonheur de la petite fille. La passion candide de la découverte et ce qu’elle donne à savoir du monde, l’âge venant, muent-elles en envie de revanche sociale ? De se délaver de ce complexe familial tenace, de la honte, de la gêne et du rejet? La réponse n’est pas franche, Annie louvoie, pas très sûre que la lecture ait été une arme. Si tel fut le cas, ce fut purement inconscient. Ces préoccupations ne parasitent pas l’innocence de ses lectures, et dans leur sillage, le bagage qui s’affirme, l’identité qui se forme, les idoles et les mentors qui se détachent. Annie Ferret est une bonne élève. Les livres lui repayent son intérêt. Elle a une vaste culture littéraire, diversifiée. Elle se trace son chemin.

En seconde, la charpente s’étoffe.

À l’âge où les adolescents se piquent de prendre à rebours les conventions, la jeune fille lit de grands noms : Descartes, Rousseau, Tolstoï, Flaubert, Kabawata, Dostoïevski. Rien que cela. Y comprit-elle quelque chose, aux explorations de ces monstres, devenus avec le temps, l’indépassable relief de la littérature mondiale ? Elle n’en eut pas la prétention, et ne l’a toujours pas. Pour l’heure, suffisent ces pages cornées, lues, relues, qui lui ouvrent la voix des études de lettres.

L’enseignement se pose comme la voie la plus simple pour cheminer à l’ombre des livres. Thérapie d’une envie d’être par la plume, cette profession sera le réceptacle et les premiers pas sur les routes escarpées de la transmission. Dans ce monde académique, elle rencontre un complice, historien spécialiste de la seconde guerre et des travailleurs civils français partis travailler en Allemagne. Si Annie Ferret a le cœur qui balance – elle hésite encore entre littérature et histoire – elle décidera finalement d’embrasser l’enseignement de la littérature, et d’épouser l’historien. S’en suivent le Capes, coiffé juste après de l’agrégation. Parcours méritoire et consécration professionnelle avec panache. Pour la jeune fille d’ouvrier, c’est une des histoires auxquelles tient tant la légende française : elle est le symbole de cette patrie littéraire et de ses mythes enchanteurs. Annie Ferret est prof en collège. Elle en garde de beaux souvenirs, car déjà, un thème cher à son aventure en pays des lettres, s’impose : la filiation et la transmission. Avec ses élèves, le courant passe. Peu de temps après, le transfert à l’université épuise la jeune enseignante. Des envies d’autre chose, encore brumeuses, se font sentir.

La charpente littéraire

À la jeune lectrice a succédé une femme aux références littéraires solides et multiples, au background professionnel affirmé. Son chemin de lecture, précoce, jamais délaissé, continue à s’élargir. Peu importe les continents, Yourcenar, Duras, Nathalie Sarraute, Beckett, Bernhard, Saramago, Olga Tokarczuk, Marilyne Robinson – on notera le tropisme féminin – complètent l’architecture des modèles. Les lettres, Annie ne les fréquente pas en passionaria ou en profane, elle est prof, agrégée, grande lectrice, assez pour en connaître la substance, les théories, les points techniques. Des éléments décisifs qui peuvent donner à l’écriture une dimension plus pointue quand bien même ce n’est pas toujours un gage.

En 2007, Annie Ferret perd son père. Avec lui, les relations ont été particulières, complices. Si les parents ne savent pas toujours dans quel univers leur fille évolue désormais, ils en sont fiers, et savent qu’elle a « réussi ». Spécialement son père. Point chronologique essentiel, cette période marque aussi l’envie d’Annie Ferret de changer d’air. Concours de circonstances ? Alignement des planètes ? Toujours est-il que c’est cette femme, peut-être nouvelle, qui dans une quête inédite quitte non sans courage son mari et l’éducation nationale, son statut douillet et la sécurité qu’elle procure. Elle n’a plus envie d’enseigner. Cap sur l’Afrique, le Togo, au hasard d’une proposition.

La rencontre avec le continent africain et le nouveau départ

Du continent, les premières connaissances viennent aussi des livres : Kourouma, Hampâté Bâ. Et pour le Togo, Annie Ferret a le coup de foudre. Au gré des missions, des rencontres, de l’immensité des défis qu’elle découvre et qui la mobilisent, elle éprouve pour le continent un véritable intérêt, débarrassé des affèteries et de la bonne conscience facile. Burkina, Bénin, Sénégal, Mali, elle voyage régulièrement et se familiarise avec des formes d’expressions littéraires locales, comme le conte. C’est aussi le début du retour du refoulé de l’écriture, démon magnifique jusque-là tapis dans l’ombre qui s’empare d’elle.

Elle n’enseigne plus, et l’écriture reprend sa place. Elle publie plusieurs titres chez l’Harmattan, des contes et nouvelles. Le style est sûr, économe en effets, maîtrisé, et donne à voir la richesse de ce patrimoine que sa langue sublime, sans conquérir les bastions qui font et défont les réputations. Elle doit aussi se faire une place dans le machisme de ce monde carnassier et redoutable de l’édition, à double titre, comme femme, et comme femme blanche. Elle fait toutefois face. Plusieurs manuscrits ne passent pas le cap. Si l’affaire est plutôt commune dans le monde littéraire, et que de grands noms eurent les mêmes difficultés, chez elle, ça tourne à la malédiction. Elle collectionne les « refus élogieux ». Pas seulement les lettres automatisés et industrialisées de refus, mais des lettres personnalisées, qui l’encouragent. Une édition de la place parisienne accepte même son manuscrit avant de reculer. L’épisode est cruel. La peine est d’autant plus grande que ces retours lui font miroiter le graal sans l’exaucer. Elle endure la pénitence.

Poser, écrire et sortir de l’ombre

Pour gagner sa vie, Annie pose désormais. A 18 ans, s’y était déjà adonnée, mais là voilà muse à plein temps quand elle n’écrit pas. Elle est modèle pour plusieurs artistes. Aux quatre coins de l’île de France, le RER est sa demeure pour rejoindre les ateliers. Nue, tordue, dans le froid parfois, dépassant la pudeur première, elle a l’occasion de faire l’expérience d’une autre forme d’endurance. Sur la sellette, Annie Ferret étend le champ de l’art comme muse silencieuse. Quel est ce pouvoir du silence, de se savoir décisive, d’inspirer ? Quelle exaltation de se savoir force de l’ombre, incontournable ? Annie n’en fait pas objet de gloriole. Poser est un travail sérieux. Il peut arriver comme toujours que les relations soient complices, privilégiées avec les artistes. Figurer sur des toiles, tisser la sienne, telle une araignée savante et patiente, entre ces mailles qui forment l’esquisse de l’œuvre.

En 2015, au salon du livre de Bamako, Annie Ferret rencontre Sami Tchak, l’audacieux écrivain togolais. Le coup de foudre intellectuel est immédiat entre les deux grands lecteurs. Une rencontre fondatrice tant elle donne à la passion littéraire la saveur supplémentaire d’une complicité et d’une camaraderie. Le réseau des amoureux de littérature qui visent tels des chercheurs d’or, le sens de la grande littérature, s’élargit.

Chez Annie, se retrouve un cénacle : des amis, comme le dernier lauréat du Goncourt Mohamed Mbougar Sarr, le patriarche Sami Tchack, Ananda Devi, Blaise Ndala l’ami canadien, la protégée Salomé Berlemont-Gilles, et beaucoup d’autres. Ils causent littérature, vivent dans ses méandres, participent à sa vie. La métaphore d’une odyssée très bolañoesque, du nom de cet écrivain chilien devenu lui aussi une araignée-mère, le fétiche de ce clan ouvert et cordial, qui se soumet volontiers, avec un fanatisme sans venin, à la Littérature et sa puissance.

Les hyènes et la (re)naissance

En 2021, en pleine pandémie du Covid, Annie Ferret a vaincu le signe indien de l’édition. Elle publie son premier roman chez Grasset, Les Hyènes. Dans ce roman maîtrisé, Annie raconte la transmission, la méchanceté, d’un clan féminin. Plongée sans fards dans la psyché féminine, original dans ses orientations, écrit de façon simple et riche, Annie Ferret signe un texte féministe à sa manière, qui ne reprend aucune des facilités de l’époque, tout en donnant à voir les tiroirs d’une certaine France. Roman réussi, Les Hyènes doivent sans doute leur origine, entre autres inspirations, à la grand-mère de l’autrice, figure de la méchante, de la radinerie, qui l’a aussi élevée. Son titre, comme un clin d’œil, évoque ce charognard impitoyable au physique ingrat, symbole des batailles sans pitié. Fiction, le roman puise – confession de son auteur – dans le réel et ce patrimoine psychologique de la famille, ces personnages qui offrent des « potentialités » à ne pas laisser passer.

Sur la sellette comme dans le labyrinthe de l’écriture, Annie Ferret le sait, la garantie d’une assise n’est jamais définitive. La preuve se renouvelle toujours au mur des défis. Poser et écrire comme l’annonce, laconique, sa biographie sur le site de son éditeur, c’est bien plus en réalité que fait Annie Ferret, elle brode avec la minutie de l’artisanat et tisse avec la précision d’un insecte.

De la banlieue parisienne au Togo en passant par l’agrégation, c’est un parcours littéraire qui abolit les frontières, dompte les réticences des déterminismes sociaux, se joue des assignations. Souvent la légende consigne ces histoires d’auteurs africains qui ont trouvé le salut ailleurs que chez eux, et souvent en occident. On peut se réjouir qu’Annie Ferret ait fait l’inverse : trouver son souffle en Afrique.

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