Idrissa Ouédraogo, l’un des réalisateurs africains les plus prolixes, a choisi sa province natale, le Yatenga au Burkina Faso, comme décor de son prochain long métrage. Récit d’une rencontre, au 17ème jour de tournage.
Une vaste plaine, au petit jour. Quelques cases isolées au toit pointu, un troupeau en liberté. L’air est frais, le soleil encore voilé. C’est non loin de Ouahigouya, sa ville natale, qu’Idrissa Ouedraogo a posé ses caméras. Reprenant la grande tradition des conteurs, il réinvente l’épopée, celle qui se déroule sur plusieurs générations. C’est l’histoire d’un roi, Tanga, qui s’empare d’Awa, pourtant amoureuse d’un autre. Elle passera une dernière nuit avec son amant, avant de quitter son village au matin pour rejoindre la cour du roi. Quand Salam naît peu après, le roi est persuadé qu’il est son fils. Mais au fil des années, les difficultés s’accumulent dans le royaume, des batailles sont perdues. Le roi consulte un devin qui lui dévoile la cause de ces désordres : Salam n’est pas son fils. Fou de rage, Tanga veut tuer la mère et l’enfant, qui s’enfuient juste à temps. Il les poursuit, ravageant tout sur son passage, mais Salam survit.
En ce dimanche frais de novembre, sur le plateau venteux, la caméra va traquer l’instant où Salam sera sauvé, épuisé après une longue errance dans la brousse. Karim et Sana, deux enfants qui gardent un troupeau, le découvrent, gisant. Plus tard, après avoir passé quelques années auprès de ses parents adoptifs, il rencontrera un aigle blanc le guidera vers son destin, vers le moment où il se vengera, et deviendra roi à son tour. Selon Idrissa, « C’est une histoire d’aventure, de pouvoir, de magie, de forces mystiques, et d’amour ». Le film devrait prendre fin « avec l’arrivée des colonisateurs, et la perte de l’Afrique, parce qu’ils étaient plus forts, même si ça n’explique pas tout. Il y a eu aussi une perte d’identité ». Sur le lieu du tournage, les équipes se rassemblent peu à peu. Idrissa arrive, plaisante, et très vite, quelques ordres. Les caméramans s’installent près du troupeau, face au soleil. Les trois enfants, Salam, Karim et Sana, prennent place. Idrissa est rapide, les enfants attentifs. Karim et Sana portent Salam jusqu’à la case de leurs parents. Là, sont tournées plusieurs scènes de l’enfance du héros de 12 ans. Le soleil est monté sur la plaine, la chaleur promet d’être accablante.
Idrissa change sans cesse d’angle, écoutant son intuition. La concentration de tous est soutenue par les « silence, on tourne, coupez, on répète…. ». Quand la caméra tourne, plus personne n’ose respirer. Entre deux prises, les salvateurs sachets d’eau glacée circulent autour du plateau. Il est près de 11 heures, les enfants fatiguent. Idrissa s’irrite et prévient, encore une dernière fois ! La 6ème prise est la bonne, mais le son est à refaire. Une mobylette passe au loin, qu’il faut stopper. Puis c’est un veau égaré qui appelle sa mère, son bêlement plaintif semble résonner à des centaines de décibels. Stoïques, les preneurs de son patientent. A midi sonne l’heure de la pose. Acteurs et techniciens regagnent les voitures qui s’égrènent vers Ouahigouya, pour deux heures de repos. Idrissa se retire seul dans les collines, le cigare aux lèvres. Rasmane Ouedraogo, dit Razo, l’acteur fétiche de la plupart des cinéastes burkinabés, a rejoint son équipe, à la fois comme acteur, mais surtout comme assistant. Il le suit à quelques mètres. Tous deux disparaissent à l’horizon, à la recherche du sentier où seront tournées les scènes de l’après-midi. Une légère brume se lève, sans doute l’Harmattan, qui voile peu à peu le décor, comme un mystère qui nimbe la plaine, comme la fumée du cigare enfin allumé pour calmer l’inquiétude. Le créateur se tient au midi de sa vie comme au milieu du temps. Silhouette solitaire, immobile et massive du héros angoissé dominant l’horizon. Quelle étincelle naîtra-t-elle de la flamme du cigare, de la poussière qui se lève, de la complicité attentive des deux hommes : Idrissa et Razo ?
Quelques jours auparavant, le réalisateur avait confié vouloir faire un cinéma autrement, sans se préoccuper outre mesure de mobiliser les énormes sommes d’argent habituellement nécessaires au tournage d’un tel film. Avec ce nouveau conte, il s’autorise à tourner comme il le sent, avec les ressources disponibles, sans plus chercher à prouver ses compétences sur les écrans du monde entier. Ses précédents films : Yaaba, Tilaï, Kini & Adams, et plus récemment le court métrage réalisé à l’occasion du premier anniversaire du 11 septembre New-York, ont tous été reconnus par les publics européens comme africains. C’est en homme paisible qu’il tourne dans sa ville natale, avec des acteurs qui y sont nés. Sa nouvelle approche : « C’est de faire un cinéma abordable, avec les moyens que nous avons, qui vient du fond du cur, avec une dose de réalisme dans la façon de filmer…. Durant de nombreuses années, on a considéré notre cinéma comme un cinéma du monde, mais c’est pas les mêmes moyens, ni le même public ».
Idrissa Ouedraogo se réfère au néo-réalisme italien, et à la nouvelle vague en France, pensant que le cinéma africain devra aussi en passer par cette étape. Pour lui, la sincérité des propos est primordiale et les ressources disponibles en Afrique sont avant tout des ressources humaines, les acteurs et les techniciens avec lesquels il travaille depuis longtemps. « Aujourd’hui, ma démarche n’a rien à voir avec ce que j’ai fait jusqu’à présent. Au niveau notamment de la solidarité avec laquelle les techniciens acceptent de travailler avec moi pour ce que j’estime être un salaire juste, qui correspond au pouvoir d’achat au Burkina. Je pense que dans ce sens c’est une petite révolution. La solidarité au niveau des salaires donne en même temps une envie de travailler tous ensemble ». Il pense qu’il faut se préparer à sortir du cinéma subventionné, et pour cette raison : « Nous devons promouvoir cette façon de travailler. Avec l’histoire que nous tournons actuellement, ce qui m’intéresse en me levant le matin, c’est d’analyser, juger sur place, en fonction de la capacité des acteurs, ce que nous allons tourner. Je n’ai pas de pression. Une histoire, avec des acteurs non professionnels, tournée en extérieur, en milieu naturel, se construit au fur et à mesure. J’évolue avec les capacités des uns et des autres. On réinvente tout selon la façon dont l’acteur se développe. Au début, nous avons tourné dans la continuité de l’histoire, pour que chacun rentre peu à peu dans son personnage. Au nom d’une économie du film, ce serait aberrant pour nous de faire la scène de fin et du début en même temps. Nos acteurs n’ont pas cette capacité de jeu pour y faire face. Il faut leur permettre de rentrer peu à peu dans le film ».
La rencontre avec les acteurs confirme les propos du cinéaste. Ils ont peu de distance avec leur personnage, ils sont devenus leur personnage. Leur plaisir à jouer dans ce film éclaire leur regard, leur enthousiasme est contagieux. Ils sont totalement immergés dans l’histoire, dans l’aventure imaginée par Idrissa. Inoussa Ouedraogo a 30 ans, il est musicien et c’est son premier rôle. Il est Rasmane, le père de Salam, l’amant d’Awa. Il réalise son rêve d’enfant de faire du cinéma, et se montre ému : « Il y a eu des moments très forts au cours du tournage, je pense qu’Idrissa doit en être convaincu, il sait mieux que nous ce que cela donnera au final ». Alima Cissé Barry, qui joue Awa, tourne son troisième film avec Idrissa Ouedraogo, après « Tilaï », et « Le monde à l’endroit ». D’une voix douce, timide, elle préfère s’exprimer en mooré, la langue parlé à Ouahigouya, et Inoussa traduit : « Je suis Awa. C’est à cause de mes parents que j’ai été contrainte d’épouser le roi Tanga, mais je ne suis pas amoureuse de lui. Le roi a voulu tuer mes parents, me tuer et tuer mon enfant. Donc je suis partie, et par hasard, en revenant au village, j’ai retrouvé Rasmane. Je lui ai présenté son fils. Lui-même ne savait pas qu’il était père. »
Notre entretien se déroule en soirée, nous sommes en plein mois de carême du Ramadan, et les visages sont fatigués. Inoussa raconte les scènes les plus spectaculaires, quand les soldats du roi ravagent le village et l’enflamment. Pour Alima-Awa, le moment le plus émouvant est celui où Salam lui demande qui est son père. « Je suis très triste, car je ne sais pas comment répondre à la question. Tout à coup, j’entends de loin chanter mon amant, mon fiancé. Non ! ça, ça m’a beaucoup plus. Je me suis levée, et j’ai vu Rasmane apparaître, douze ans après notre séparation ! ». Inoussa-Rasmane : « J’ai vu un enfant, et j’ai demandé qui est-ce ? et puis quand j’ai demandé une preuve, Awa m’a montré une tache de naissance sur le corps de l’enfant, la même que moi, exactement le même signe. Je ne savais plus où j’en étais ». Dans l’histoire, Salam va grandir, il va tuer le roi et prendra sa place. C’est aussi une histoire de vengeance. Quand les Blancs vont arriver, n’ayant pas les moyens militaires pour les combattre, il aura deux solutions : soit négocier avec eux, soit s’enfuir. Selon Inoussa, Salam préférera mourir dans la dignité. Alima-Awa précise : « mais il a fait un enfant », donc l’histoire, l’avenir, restent à écrire. En réalité, les acteurs ne connaissent que la trame générale du film. Personne ne sait quelles images, quelles scènes seront gardées au montage. Idrissa Ouédraogo lui-même n’a pas décidé du titre définitif du film, même si sur les bobines est inscrit en générique : « La colère des Dieux », mais ce sera peut-être « Des Ombres dans le soleil ». Une équipe française de montage est déjà arrivée sur place. Le film devrait être prêt en février 2003, pour une première projection à l’occasion du FESPACO, le festival de cinéma de Ouagadougou.
Reportage à Ouahigouya, Burkina Faso, novembre 2002.///Article N° : 2746