Lire en été 10 : Brisures comoriennes

Imaginaire d'archipel : entre espoir et perdition

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L’été est souvent l’occasion de prendre davantage le temps de lire. Africultures, jusqu’en août, vous conseille chaque semaine quelques œuvres parues ces derniers mois et de grands entretiens. A la veille de fêter les quarante années d’indépendance de l’Union des Comores, paraît Brisures comoriennes, un recueil de poésie collective chez KomEdit. Il rassemble les fragments poétiques de quatre auteurs : Mao, Soeuf Elbadawi, William Souny et Ansoufouddine Mohamed.

Les fragments poétiques de Brisures comoriennes interrogent l’Histoire très récente des Comores, celle de la colonisation et de ses conséquences : dépossession territoriale, mercenariat, séparatisme, noyés en kwasa. Il y est question d’un  » pays brisé (1) ». Le titre du recueil traduit l’idée d’émiettement d’un espace, de ce qu’il en reste, lorsqu’on lui a retiré son essence.

Une écriture de l’intime
Pour questionner les ambiguïtés coloniales et cet imaginaire tourmenté, les auteurs usent du comorien et du français, deux langues en présence dans cet espace. Deux textes sont en langue shikomori, la langue maternelle des auteurs. En partant de cet intime, elle exprime les blessures, les rêves enfouis, ce qui n’est toujours pas aisé de dire dans la langue de l’Autre, celle du colon.
Dans Notes d’obscurité raccourcie, Soeuf Elbadawi s’inspire du shiduantsi, art oratoire se fondant sur une opacité de la langue. « Shiduantsi » signifie « fouiller la terre« . Un genre souvent qualifié d’énigmatique, inaccessible. Ici, il traduirait la complexité d’une situation, d’un imaginaire encore tenu dans l’obscurité, dans l’incapacité du dire. L’auteur évoque l’ombre qui plane sur son peuple. Image également présente dans le second texte, « Shivuli sha zitrongo  » [L’ombre des choses] d’Anssoufoudine Mohamed qui, lui, affirme que l’écriture en langue comorienne s’est imposée comme une évidence sur ce projet. Il parle de « velléité d’affranchissement « …
Le verbe insensé du sourd-muet de Mao et Trash Comor 99 de William Souny (2) sont en langue française. Le premier décrit le réveil d’un homme, en exil sur sa propre terre, « île devenue douloureusement asile« , prisonnier de sa conscience, « me voilà dans la démence d’une solitude« , face à la dépossession. Quant à Trash Comor 99, il a cette particularité d’être écrit par un non-Comorien. Auteur français résidant à La Réunion, William Souny a déjà publié deux recueils de poésie sur les Comores, Notes comoriennes pour un comité de rivages (3) en 2002 et Comores en flammes (4) en 2009. Dans celui-ci, il critique la puissance coloniale et tous ceux qui contribuent à la décomposition de ce tissu d’îles, dont il dit qu’ils sont de « fausses pleureuses entretenues« . Le titre de son fragment fait référence aux 99 noms d’Allah, mais l’auteur avance surtout l’idée d’un compte à rebours avant l’implosion du pays.
A chaque début et fin de texte, on retrouve des illustrations, extraites d’une série (Les Dits du fou), avec des écritures exprimant l’insignifiance, l’absurdité d’une situation dépassant l’entendement, se traduisant dans une langue autre que celles qui régissent le pays. Comme une troisième langue, bâtarde, n’existant que dans la conscience des choses, compréhensible et perceptible par ceux qui ressentent le mal-être rongeant le pays à sa racine. Les titres choisis par les auteurs traduisent un certain cloisonnement de la conscience où les êtres seraient murés dans le silence, dans « le verbe insensé d’un sourd-muet« .

Errance et désespérance : l’absence du Nohowa(5)
En s’appuyant sur des motifs d’imaginaire ancien, Ansoufouddine Mohamed interroge la mémoire des siens : «  miba de yabaki/ kula waka na mwa uongo/ wa husondza-sondza/ wuisa uheya mapuzi « (6). Pour décrire un pays à l’agonie, Soeuf Elbadawi emploie un vocabulaire apocalyptique et parle d’un ordre inversé des choses : « oweny’emadziho nd’owadjuhuu sha tsi nd’ezilembwe« . Où il est question des aïeuls qui enterrent leur descendance…
Mao décrit avec amertume et désolation son pays défait, après la crise séparatiste : « l’obscur aussi répugnant que la mort« . Il évoque une présence de « démons pâles« , là où Soeuf Elbadawi parle de « Owana-Isa(7) », Anssoufouddine Mohamed de « watowa nye(8) » et William Souny de « barbouzes« . Le même Souny, qui dénonce un État de connivence, «  une passion de mercenaire/ coopération culturelle et technique : balle dans la nuque/ corps diplomatique « , qui dénonce ceux qui ont œuvré avec « l’ambassadeur » à la destruction du pays, les « bouffons et courtisans« . Il déplore l’absence d’une figure tutélaire, nommée par Soeuf Elbadawi comme étant Mnagob’wa Uhadju(9).
Si les auteurs espèrent un sursaut, avant que la conque ne retentisse au grand jour, ils démontrent surtout que la dépossession de la terre conduit à un drame humain : les morts en kwasa. « Eyafa kwasani uyendza(10) » Un nouveau visage de la domination en ces îles, à travers lequel le même  » émissaire tombé des nues « ne cesse de déconstruire, décrétant que la seule égalité dans cet archipel serait une »égalité dans le naufrage« .

(1) Expression empruntée à une installation de Soeuf Elbadawi, « Pays de lune I Un rêve brisé « .
(2)William Souny est un auteur français résidant à La Réunion. Il a déjà publié deux recueils de poésie sur les Comores, Notes comoriennes pour un comité de rivages en 2002 et Comores en flammes en 2009.
(3)L’Harmattan.
(4)Idem.
(5) Le guide, le capitaine d’un navire. Expression extraite du fragment signé par Anssoufouddine Mohamed.
(6)  » Ce qui reste ce sont les os/ tous ceux à qui il restait un nonos/ à ronger/ se sont vu pousser des plumes« .
(7) Dans l’imaginaire comorien, ce sont des lutins, suspendus à un motif de Nazaréens. Ici, ils symbolisent également la force étrangère, maligne, oppressante.
(8) Littéralement,  » l’arracheur de foie « , qui est par extension celui qui prive de la vie, qui vole son âme à l’être. Le mot a été utilisé dans l’imaginaire populaire pour signifier la force étrangère qui vient ravir son destin au peuple.
(9) Qu’il assimile à l’homme debout, en s’inspirant du personnage d’Ali Soilihi. Mnagob’wa uhadju est un personnage de fable, qui, malicieux, arrivait à se jouer des forces oppressantes des djinns et des dimkuu, des ogres et des monstres.
(10)  » Qui trépasse en kwasa finit par nous hanter « .
///Article N° : 12335

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