Le festival du film du Caire, organisé sous l’égide du ministère de la Culture, propose chaque année une compétition internationale, une compétition de films arabes et une série de panoramas, avec pour sa 32ème édition un focus sur droits de l’homme, un choix que le ministre de la Culture, Farouk Hosny, a expliqué en insistant sur les changements politiques mondiaux et leur importance dans le monde arabe. Avant de rendre un petit hommage en images à Youssef Chahine, la cérémonie d’ouverture, présidée par Omar Sharif, avait mobilisé à grands frais un bon nombre de stars hollywoodiennes pour accentuer l’aura internationale du festival. On vit ainsi Susan Sarandon, Goldie Hawn, Kurt Russell, Julia Ormond, Stuart Townsend, Alicia Silverstone ou Priscilla Presley y aller de quelques mots d’arabe avant de recevoir un trophée. Au même moment, un festival du film indépendant, démarré en 2006 mais dont l’édition de 2007 avait dû être annulée quelques jours avant du fait de son interdiction par la censure, tentait de représenter un « off » comme à Cannes et programmait l’excellent Ein Shams (Eye of the Sun) d’Ibrahim El Batout en ouverture ainsi que 19 films internationaux et 45 de la région. Le festival officiel, lui, alignait son impressionnante programmation de près de 200 films et une série de tables-rondes, dont l’une sur les enjeux de la révolution numérique comme possibilité de désenclaver l’Afrique accompagnait la programmation de cinq films africains et dont nous rendons compte ici.
Les débats étaient animés d’une main de fer par Mme Firdoze Bulbulia, directrice de Moments Entertainment, Afrique du Sud.
Darell Roodt, réalisateur sud-africain : Je faisais peu confiance à cette révolution numérique jusqu’à ce que je la teste moi-même. Quand j’ai tourné avec une caméra dv, j’ai réalisé que les potentialités de ce type de cinéma sont énormes dans mon pays, alors même que cela prendrait des années pour monter le même film. Zimbabwe a été tourné dans l’urgence, face aux problèmes d’exclusion envers les ressortissants du Zimbabwe. Nous nous plaignons sans cesse que le gouvernement ne nous donne pas d’argent pour faire des films : le numérique nous permet de le faire !
Dr. Ahmad Shawki, écrivain égyptien : Nos élites n’ont pas cherché à combler le fossé, la déchirure entre les deux parties de l’Afrique. La colonisation européenne a joué son rôle mais aussi notre manque de capacités. Les conflits trouvent l’argent de leurs armes, qui témoignent des interventions étrangères. L’urgence est de rassembler ce qui existe pour pouvoir construire une bonne base pour le cinéma africain : un réseau africain pour la diffusion des films, un lien avec les hommes d’affaires pour l’argent et avec les hommes politiques pour les législations !
Patricia Moune, directrice du festival Ecrans noirs, Yaoundé : On a parlé de colonisation : elle a fait des ravages. Nous avons 360 dialectes au moins et aucun dominant. Les langues nationales sont celles de nos anciens colons. Une schizophrénie se développe : je parle dialecte avec mes enfants et français au travail. Il est très difficile de tourner un film en langue locale car les acteurs viennent de partout. Par contre, ils surjouent en français. Le sous-titrage est impossible car les gens ne lisent pas. Si les films américains ont pu prendre cette place en Afrique centrale, c’est qu’ils sont doublés en français. Il nous faudrait pouvoir doubler nos films. Nos frères nigérians ont des studios de doublage, cela nous manque terriblement.
Olivier Barlet, Africultures, a rappelé les questions critiques que pose l’émergence du numérique (cf. son article n°7305).
Halima Oyelade, Nigerian Film Corporation : Nous voudrions que l’industrie du cinéma nigériane perce au niveau international. Nous faisions des films en pellicule mais les coûts sont trop élevés pour le faire aujourd’hui. Des ateliers de formation sont organisés chaque année ainsi qu’un forum pour analyser les tendances de l’industrie. Nous voudrions pouvoir vendre nos films dans les autres pays, en nous appuyant sur des festivals comme celui du Caire qui porte une dimension internationale importante.
Alhaji Ahmed Sarari, producteur nigérian et réalisateur d’une quinzaine de films : Le succès de notre industrie tient à la nature des films produits. La diversité est énorme, qui permet à chacun de trouver ce qu’il cherche. Nous nous appuyons sur notre culture pour les contenus des films. Nous négocions directement avec les diffuseurs (marketers), sans autres intermédiaires. Nous voudrions cependant pouvoir établir des coproductions avec d’autres pays.
Teco Benson, producteur et réalisateur nigérian : Pour la première fois, nos films ne sont pas tournés dans une perspective européenne mais disent la vérité africaine. Nous travaillons dur pour améliorer la qualité des films. La question des contenus nous est extrêmement importante : nous faisons des films pour changer la société dans une perspective africaine. Nollywood n’a qu’une quinzaine d’années d’existence : nous avons encore un grand chemin à parcourir.
Naky Sy Savané, comédienne ivoirienne : En Afrique de l’Ouest, en dehors du Burkina Faso qui a une politique culturelle, les salles ferment et deviennent des supermarchés ou des églises. On était même chassés des salles pour qu’elles soient vendues. Historiquement, on est toujours allés chercher de l’argent en France pour faire des films. Aujourd’hui, des jeunes font des films sans devoir faire ce voyage : c’est l’occasion de recentrer notre cinéma, en collaboration avec l’extérieur mais à égalité. Sembène Ousmane prenait des acteurs de différents pays pour ses films. Des échanges entre les pays sont essentiels.
Serge Toubiana, directeur de la Cinémathèque française : Je dirige une cinémathèque, qui est un lieu où l’on restaure, conserve et programme des films. L’industrie du cinéma est amnésique : elle oublie toujours le passé. Au début 2008, la cinémathèque française a organisé une large programmation, Africamania, avec plus de 80 films et un large public. Quand on regarde les films de Sembène Ousmane, on constate qu’ils sont toujours justes sur la réalité de notre monde. Une archive comme la cinémathèque française doit montrer des films africains. La question de la mémoire se pose, et celle de la conservation des films tournés en numérique. Comment garde-t-on les films ? On n’est pas sûr aujourd’hui que le numérique sera conservé. La mémoire est une question fondamentale. On fait des films à petit budget : comment les conserver ?
Dr. Ezzat Abu-Ouf, président du festival du Caire : J’ai senti la responsabilité du festival du Caire pour être un point de départ pour les films africains. Nous en tiendrons compte dans les recommandations.
Darell Roodt (qui a réalisé des films de type hollywoodien comme Farafina ou Cry the beloved country) : Je pense que vous devez oublier Hollywood et l’Occident. Ce que j’ai entendu du cinéma nigérian est que vous avez votre propre identité. Une esthétique se développe qui est la vôtre. Il faut oublier qu’il faudrait se comparer avec l’Occident. Nous sommes coincés en Afrique dans ce dilemme entre le 35 mm et le numérique. Je reviens de Téhéran : les films iraniens ne sont pas vus par les Iraniens !
Une intervenante du Maroc : les médias occidentaux et les médias américains font une campagne d’obscurantisme contre l’Afrique. Le cinéma doit refléter la réalité continentale et nationale. Nous pouvions voir dans les années 70 de grands films africains. Les films documentaires occidentaux ou américains ne mettent pas assez l’accent sur le poids civilisationnel de l’Afrique. Il nous faut produire des documentaires.
Patricia Mouné : le financement par les Français n’a pas été une bonne chose car il a perverti la création même. Cela a encouragé des cinéastes à faire des films exotiques. Si on me montre en 2008 des gens qui portent des calebasses sur la tête, cela me semble dépassé mais ce sont des films financés par les Français. Personne n’est philanthrope : c’est pour mieux corrompre votre identité. Les films camerounais récents ont été financés par des systèmes de tontines qui fonctionnent très bien.
Un réalisateur américain d’origine syrienne : on évolue vers un cinéma moins artistique et plus industriel. Ma perception du cinéma est que c’est un art. Voyez-vous le cinéma nigérian comme une étape pour faire revenir le cinéma à ses origines, une forme artistique ? Je pense que ce sont l’Orient et l’Afrique qui peuvent faire revenir le cinéma à ses origines.
Mahmood Ali Balogun, producteur nigérian : L’émergence des nouvelles technologies est une possibilité de répondre à l’Occident. Peu importe où les films sont projetés et sous quel format, l’important est que les gens les voient.
Teco Benson : nous avons une éthique et une tradition, nos films sont là pour transmettre des messages.
Serge Toubiana : la discussion est passionnée et intéressante. On parle de civilisation. Le cinéma est né en Occident à la fin du 19ème siècle : sur l’histoire des techniques de l’art occidental de la représentation, d’invention de l’image en mouvement. C’est né dans un processus. Les frères Lumière ont commencé à envoyer des opérateurs un peu partout dans le monde, en Egypte dès 1896. C’est né sur une idée universelle du monde : tous les êtres humains ont le droit d’être filmés. Les films de Youssef Chahine trahissaient-ils sa conception du monde ? Le Nigeria est un cas merveilleux mais il ne faut pas opposer l’Occident et l’Orient ou l’Afrique. Si on ne peut plus se battre pour le cinéma africain, les aides vont s’arrêter et un certain type de cinéma ne pourra plus exister. Le monde ne se divise pas en deux. Il y a des luttes, des contradictions, des influences. Il faut une diversité des cinématographies, qui rendent compte de la diversité du monde.
Naky Sy Savané : Je me réjouis de la présence africaine au Caire. Je m’étais battue pour cette présence en constatant qu’il n’y avait qu’un film l’année dernière. Le monde ne se construit pas en un jour. J’ai créé le festival Miroirs et cinémas d’Afrique à Marseille, avec un prix Sembène Ousmane. Il faudrait aussi que nous créions un prix Youssef Chahine car c’est l’Afrique aussi. C’est ensemble que nous pourrons faire avancer les choses.
Dr. Ahmad Shawki : Le capital fait toujours dévier les choses. Quand voyons-nous une comédienne noire sur nos écrans ? Pourquoi pas un hommage au cinéma africain en dehors des films récents ? Pourquoi sommes-nous lésés de ne pouvoir voir les films africains et combien de temps cela va-t-il durer ?
Un réalisateur américain : l’essence du cinéma n’est pas de réaliser un profit et de multiplier les films : cela pervertit le cinéma. On privilégie la copie. Le cinéma est un flambeau à porter.
propos recueillis par Olivier Barlet///Article N° : 8197