Avec son label Syllart Records, Binetou Sylla veille à la reconnaissance et à la diffusion des musiques africaines. Fille du producteur sénégalais Ibrahima Sory Sylla, née en France, elle est d’une génération diasporique éprise de métissages musicaux hors des schémas de la world. A l’image de la mouvance « afro hiphop », dont MHD représente la figure médiatisée aujourd’hui. Si le label Afro Trap est déposé par le jeune artiste, Binetou s’efforce de définir plus un large phénomène d’ordre identitaire, propre à sa génération.
L’Afro Trap est aujourd’hui incarné par MHD, mais vous suivez également une pluralité d’artistes dans cette mouvance musicale. Qui sont-ils ?
Binetou Sylla : Le mélange des sonorités afro dans le hip hop n’a pas commencé en septembre 2015. Les musiques africaines ont toujours été mélangées, et par des artistes africains en premier lieu. Mais, depuis mon catalogue de musiques africaines des années 50 à nos jours, je peux parler de la diversité d’un mouvement musical et générationnel récent. Lié à des échanges musicaux entre les enfants des diasporas et ceux qui vivent en Afrique. Car depuis 2 ans, on observe des rappeurs d’Afrique du Sud, d’Haiti, de Guyane, du Sénégal, du Mali ou encore de Belgique comme C.T Koité, produire des sons dits « afro-trap » ou « afro hip-hop », ou encore « afro-brime ».
Vous décrivez un éventail assez vaste, comment définir ce mouvement ?
Les termes manquent pour le qualifier, et tant mieux parce qu’un seul mot poserait des limites. Mais je décrirais un phénomène d’une très jeune génération, de 17 à 26 ans maximum, porté par des Africains ou des afro-descendants d’Afrique sub-saharienne. Une énergie positive s’en dégage, un aspect jeune et coloré, alors que la trap est plutôt dark et minimaliste. On reste vraiment dans une culture hip-hop dont la dimension afro est plus identitaire et culturelle que musicale. Le mouvement s’exprime à travers le corps, la danse. Il faut voir ces jeunes du groupe Le Maki, de Viry Chatillon, entre 17 et 22 ans, danser sur des sons kinf’ à la manière des rappeurs africains sur You Tube ! Et, phénomène nouveau, les filles ne sont plus stéréotypées dans les clips, elles s’amusent, elles dansent au même titre que les mecs. Cette génération se réapproprie des aspects positifs de leur culture : la sensualité, la musique, la danse, la gestuelle libérée.
Vous parlez donc d’une dynamique qui n’est pas propre à la diaspora en France.
Non, bien sûr. Prenons le hip-hop, il existe en Afrique depuis la naissance du mouvement il y a 20 ans. Mais beaucoup de ces artistes ne vont pas s’identifier selon le critère « afro-trap ». Certains n’estiment pas faire de l’afro. Par contre, ils ont des gimmicks, des mots kins’ dans leurs refrains. Le groupe 13 Block par exemple, de Sevran, fait de la pure trap, mais entre tout à fait dans le mouvement. Pour moi, le côté afro s’exprime autant à travers la gestuelle, la danse et les lyrics que strictement musicalement.
Parmi les artistes du mouvement, citons C.T Koité, encore très peu visible sur les réseaux sociaux, dont le travail musical et l’univers visuel dénotent.
Pour moi, il représente le son du futur, avec une vraie recherche artistique. L’afro, la trap, tout est en symbiose dans ses compositions. Car pour qu’un vrai genre musical apparaisse, avec une identité disons presque éditoriale, il faut pouvoir, en écoutant un son, ne plus savoir à quel moment intervient l’afro, à quel moment domine le hip-hop. C’est subtil. Aussi, C.T vit à Bruxelles mais il a grandi en Afrique, ce qui suppose un autre rapport avec la musique africaine. Il est musicien aussi, pianiste et guitariste. A 22 ans seulement, il fait des prod dans le milieu du hip-hop. Il a d’ailleurs collaboré sur la première mixtape de Booba.
Comment expliquez-vous le succès de MHD ?
Il est arrivé au bon moment, apportant un délire, un esprit décomplexé. Ce terme est vraiment important, décomplexé. Le but est de s’ambiancer, pas de se la raconter. On sort du cliché du rappeur beau gosse avec une grosse chaine. Eux sont tous habillés en jogging, ils tiennent le mur à 17h et font un clip dans la foulée. Il n’y a pas de scénario. C’est jeune, spontané, donc authentique. Ces gamins vivent dans une France, en 2016, où ils ne se sentent pas nécessairement à leur place. Ce mouvement correspond, je pense, à un questionnement identitaire très fort, une recherche propre à ma génération. On se réapproprie notre africanité à travers notamment des musiques africaines décomplexées, joyeuses et dansantes. Et là, je parle de sons populaires qui tournent sur You Tube, pas d’une musique africaine « world » telle que proposée en France. Cette transmission passe beaucoup par la danse : l’azonto, le coupé-décalé, c’est l’affirmation du corps. Les musiques nigérianes notamment se sont popularisées dans la diaspora depuis 3 ans. C’est le temps qu’il a fallu pour qu’on écoute, et qu’on se réapproprie cette musique avec notre culture musicale occidentale, qui est la trap, le hip-hop. Et ça donne « Sapés comme jamais » de Maitre Gims.
Justement, plusieurs rappeurs ont repris des sons afro : Maître Gims, mais aussi Booba, Youssoupha. A partir de quel moment ne peut-on pas dire qu’ils font aussi de l’afro-trap ?
Eux ne sont pas dans le mouvement, ils représentent déjà une autre génération. Alors que les gamins dont je parle sont presque nés avec ce son-là. MHD danse de manière naturelle sur des sons ivoiriens. Booba peut le faire demain, mais ce n’est pas son background culturel. D’ailleurs, c’est Dany Synthé qui a produit le son de « Sappés comme Jamais ». Il a 25 ans, est franco-congolais.
Une nouveauté de ce mouvement aussi, est la réappropriation de la langue de ses parents. Tout le monde chante le « Ngatié a Bédi » de MHD, mais il faut être guinéen ou malien pour savoir que ça signifie « Mon gars, comment ça va ? » en malinké. Lui le chante de manière décomplexé, et ça fait un tube. Il y a 5 ans, Booba ne faisait pas ses refrains en wolof, la langue de son père. Kaaris non plus. On parle d’un phénomène qui éclot. Et je ne pense pas qu’il s’agisse d’un phénomène de mode, parce qu’il est lié à une dimension identitaire.
Quel est l’écho de ce mouvement sur le continent africain, puisqu’il s’agit d’un mouvement transnational ?
Ceux qui créent cette musique en Afrique ont le même âge, donc ils se retrouvent. Je pense même que les musiciens africains pourront percer en Occident grâce aux enfants issus de l’immigration. Parce que ce sont eux qui écoutent l’azonto, le postent, le diffusent, le transmettent en France.
N’est-ce pas, alors, cette génération qui pourra faire exploser la catégorie des « musiques du monde » ?
Oui. Les artistes africains vont être de plus en plus influents, ils seront les pop stars, les Ryanas, les Chris Brown de demain. Et j’y vois un juste retour des choses, car la musique moderne, du jazz au hip-hop, a des racines noires. Parmi cette nouvelle génération, qui danse maintenant aussi bien que les gars en Afrique, certains vont partir sur le continent, faire des duos. Et inversement. A la manière de ce qui a existé sur un autre registre musical, dans les années 1960-1970, entre les artistes noirs-américains et les artistes africains. Quand James Brown était au Congo, quand Myriam Makeba est partie en Guinée, quand Miles Davis est venu au Ghana. Cet échange qui existait avec la diaspora a été rompu il y a 25 ans, quand les majors du disque se sont intéressées aux musiques africaines, pour en faire un bloc monolithique avec la catégorie world, qui n’a en fait aucun sens.
Aujourd’hui l’Afrique bouillonne de jeunesse et de créativité. Davido va signer avec Sony et ce n’est que le début. Et nous, enfants de la diaspora, veilleront à ce que les Davidos et les Wizkid ne se laissent pas momifier pour plaire à un public que visent les majors, comme ça été le cas dans les années 1980 avec la world. Nous sommes les gardiens de leur authenticité. C’est un combat à mener si on veut aller plus loin et voir naître un vrai métissage musical, à la façon des rocks psychédéliques sénégalais dans les années 1960.
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