Avec Chroniques de l’île Maurice (1), Dominique Ranaivoson poursuit par la bande sa balade littéraire africaine puisque, hormis une halte au Katanga (RDC) (2), les Chroniques qu’elle publie aux Éditions Sépia ont déjà fait deux fois étape à Madagascar (3). Et c’est tant mieux. On ne dira sans doute jamais assez combien l’espace africain ne se réduit pas à son cur noir, mais s’étend à sa périphérie, le Nord arabe, le Sud multiracial ou ses îles de l’Océan Indien d’où il s’observe et où il s’exprime avec une acuité que permet la marginalité. Une marginalité qui nous aide à nous rappeler la multiplicité du continent et le métissage vers lequel il se dirigera irrémédiablement comme le reste du monde.
De ce métissage, l’île Maurice est sans conteste un modèle. Aux portes de l’Afrique, mais sur la route maritime de l’Asie, escale des navigateurs et des commerçants, elle est devenue une terre où se sont mêlées deux colonisations, la française et la britannique, et plusieurs langues : celles des colonisateurs et celles des vagues successives d’immigrants, du bhojpuri au mandarin en passant par le tamoul et l’urdu, enfin le créole développé sur l’île, unique comme chaque créole. Tous bâtards, dit le narrateur d’une des nouvelles (4) des Chroniques de l’île Maurice. Une image du monde d’hier et de demain. Un reflet de l’univers dans cette perle de l’océan indien que J.-M.G. Le Clézio appelle sa « petite patrie », lui qui est amoureux des croisements culturels. Un brassage d’une richesse étonnante, marqué par la prégnance de la culture du sous-continent indien (5), où la primauté de la langue anglaise dans la vie administrative et l’enseignement universitaire n’empêche pas le français de rester extrêmement vivace. Surtout dans le domaine littéraire.
En témoigne le nombre d’auteurs francophones dont le lectorat a dépassé, et de loin, les frontières de l’île, de Malcolm de Chazal à Ananda Devi et d’Edouard Maunick à Natasha Appanah. En est aussi la preuve la multiplicité des publications mauriciennes en matière de poésie et de nouvelles depuis le milieu du 19e siècle : recueils, mais aussi revues littéraires dont rend compte Robert Furlong dans son introduction à Chroniques de l’île Maurice.
Pourtant, à lire les nouvelles rassemblées par Dominique Ranaivoson, Christophe Cassiau-Haurie et Robert Furlong, on a l’impression paradoxale que les habitants de cette île célébrée pour son charme, tout en chérissant leur patrie, cherchent à s’en évader pour rejoindre un monde extérieur fantasmé. Une contradiction peut-être seulement apparente et commune à toute île : les eaux qui la cernent et les vents qui la battent sont autant d’appels à franchir ses limites, si tangibles. Mais si paradoxe il y a, les Chroniques de l’île Maurice le cultivent, en participant d’un double mouvement : l’un vers les spécificités de l’île, sa richesse, ses saveurs, ses langues, l’autre vers les horizons et les espoirs qu’ils font naître.
L’utopie ne loge pas toujours où on la croit. Bernardin de Saint Pierre voyait dans l’île Maurice un paradis perdu rousseauiste et l’avait choisie comme cadre de l’amour de Paul et Virginie, les deux adolescents innocents de son roman éponyme. Et Baudelaire, qui y fit escale en 1841, la décrivit sans la nommer dans « L’Invitation au voyage » : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté » (6). Engouement classique de romantiques qui, rejetant leur monde, allaient chercher son opposé ou ses sources intactes dans un lointain magnifié. Une illusion que relaient aujourd’hui, prosaïquement sinon vulgairement, les touristes et qu’alimentent les agences de voyage et les offices du tourisme locaux.
Pour la plupart des Mauriciens de Chroniques de l’île Maurice comme de Nouvelles de l’île, un recueil publié aux Éditions Magellan en 2007 (7), l’utopie est ailleurs. Ou plutôt : l’ailleurs est leur utopie. On ne compte pas les textes où il est question d’envol (« Cafard » (8) de Jean Claud Andou), de départ vers l’étranger pour y accomplir des études ou / et y réussir (« Joseph » (9) de Brigitte Masson, « En traversant Petite Escale » (10) ou « Le triomphe » (11) de Sailesh Ramschurn), d’ascenseur (« L’ascenseur » (12), de Vèle Putchay, où le personnage porte le nom d’Ikhar) ou d’évasion vers des lieux imaginaires (« Le lac de lumière » (13) de Lyndon Lordan), dans les mots ou la lecture (« Le livre » (14) de L.J. Viramalay).
Les personnages ou les narrateurs décrivent un passé révolu, un présent asséché (« Un monde de douceur » (15) de Shenaz Patel). Ils sont hantés par le souvenir de l’esclavage, dénoncent la servitude de la femme (« Le miel des étoiles » (16) de V. Rughoonundun), cherchent à se dégager des impasses sociales. Le tourisme est un leurre (« Sexy tropiques » (17) de Thierry Château, « La conférence du Professeur de Secondat » (18) de Laurent Dubourg). Et les fins sont souvent tragiques (« Joseph » de B. Masson, « Insignifiant » (19) de M.K. Sabir, « Le triomphe » de S. Ramchurn) ou dérisoires (« The show » (20) d’Umar Timol, « No more beer » (21) de Bertrand de Robillard).
Mais tout n’est pas noir dans l' »île-fée » de Malcolm de Chazal. Il reste la fleur magique du poète (« La fleur de Malcolm » (22) de Sylvestre Le Bon), la force des liens familiaux, l’humour et le créole qui, jouant des mots, semble un recours contre la morosité (« Épique » (23) de Yussuf Kadel).
En réalité, c’est un portrait en demi-teintes que dessinent les Chroniques de l’île Maurice. Et les textes qui composent ce recueil davantage tourné vers les talents nouveaux ou moins connus de l’île que Nouvelles de l’île Maurice occupé par plusieurs auteurs confirmés, sont à mi-chemin entre la parabole et la nouvelle proprement dite. Il est significatif que les récits qui se rapprochent plus du registre classique de la nouvelle, tant dans un recueil que dans l’autre, sont ceux dont le thème n’est pas spécifiquement mauricien : « Les jeux de Bérénice » (24) de Lilian Berthelot et « Bleu glace » (25) d’Ananda Devi. Seule la contribution de Shenaz Patel, « Un monde de douceur » combine un thème mauricien et les attributs exemplaires d’une nouvelle. Une belle réussite toute en retenue.
Chroniques de l’île Maurice : petites fables aigres-douces pour un pays où l’univoque n’existe pas
1. Chroniques de l’île Maurice, sélectionnées et présentées par Dominique Ranaivoson, Saint-Maur-des-Fossés, Sépia, mai 2009.
2. Chroniques du Katanga, Sépia, 2008.
3. Chroniques de Madagascar, 2006, Nouvelles chroniques de Madagascar, 2009.
4. Gillian Geneviève, « Seuls », op. cit., p. 75.
5. Dont Chroniques de l’île Maurice se fait assez peu l’écho, hormis l’origine supposée de plusieurs de ses auteurs, mais qui est présente dans une nouvelle (« Le miel des étoiles », de Vinod Rugoonundun) d’un recueil similaire publié en 2007 à Paris, par Magellan&Cie/Courrier international, Nouvelles de l’île Maurice, collection « Miniatures » dirigée par Pierre Astier.
6. Dominique Ranaivoson, Préface à Chroniques
, op. cit., p.8.
7. Op. cit.
8. Chroniques
, pp. 30-36.
9. Chroniques
, pp. 108-118.
10. Nouvelles
, pp. 73-93.
11. Chroniques
, pp. 144-154.
12. Chroniques
, pp. 120-130.
13. Chroniques
, pp. 96-106.
14. Chroniques
, pp. 170-182.
15. Nouvelles
, pp. 11-27.
16. Nouvelles
, pp. 31-41.
17. Chroniques
, pp. 50-60.
18. Chroniques
, pp. 62-70.
19. Chroniques
, pp. 132-142.
20. Chroniques
, pp. 156-168.
21. Nouvelles
, pp. 97-109.
22. Chroniques
, pp. 90-94.
23. Chroniques
, pp. 82-88.
24. Chroniques
, pp. 38-48.
25. Nouvelles
, pp. 45-69.Chroniques de l’Ile Maurice
Sous la direction de Dominique Ranaivoson, édition Sépia,
Auteurs :
Jean Claud Andou, Lilian Berthelot, Thierry Château, Laurent Dubourg, Gillian Geneviève, Sylvestre Le Bon, Lyndon Lordan, Brigitte Masson, Vèle Putchay, M. K. Sabir, Sailesh Ramchurn,
Louis Judex Viramalay///Article N° : 8931