La métathèse comme cri du survivant dans L’Aîné des orphelins de Tierno Monénembo

Print Friendly, PDF & Email

Publié en l’an 2000, L’Aîné des orphelins s’inscrit dans le cadre de l’opération « Rwanda : écrire par devoir de mémoire »(1), organisée en 1998 par l’Association Arts et Médias d’Afrique quatre ans après le massacre des Tutsi par des extrémistes Hutu. L’un des buts du projet est d’exprimer au peuple rwandais la solidarité des artistes africains après le génocide, et dans la foulée inscrire cette tragédie dans les consciences afin de prévenir sa répétition.
La présente étude se veut une analyse critique des modalités d’écriture du génocide dans un contexte fictionnel. Aussi une attention particulière est accordée à la part de nuance individuelle qui permet à Tierno Monénembo de mettre en exergue la « dramaturgie de la violence » (Ruptures et écritures de violence, 110) dans un contexte de traumatisme exacerbé.

« Au moment de périr sous les coups, les suppliés avaient crié. Personne n’avait voulu les entendre. L’écho de ces cris devait se prolonger le plus longtemps possible. »
Murambi. Le livre des ossements.

« Trauma seems to be much more than pathology, or the simple illness of a wounded psyche : it is always the story of a wound that cries out, that addresses us in the attempt to tell us of a reality or truth that is not otherwise available »
Cathy Caruth

La métathèse, l’analepse et la « mime homogène » constituent autant d’outils narratifs judicieusement employés par l’auteur pour dévoiler le profond traumatisme de Faustin, le jeune narrateur. La violence de masse – génocidaire ou post-coloniale – est souvent analysée à travers une « esthétique du cri » (Celerier). Il convient de souligner que la thématique du cri est présente dans bon nombre de textes écrits sur le génocide rwandais de 1994. « Mais ces morts-là crient encore » peut-on lire dans L’Ombre d’Imana (21). Par ailleurs, les exemples ne manquent pas dans les littératures concentrationnaires, africaines, caribéenne et canadienne d’expression française. Cette approche participe d’une volonté d’inscrire dans la mémoire des événements tragiques du passé, à travers ce que Claude Mouchard désigne comme étant des « œuvres-témoignages ». Inspirés par d’atroces brutalités commises sur des victimes civiles innocentes pendant des conflits civils ou armés, ces textes se situent aux confluents de plusieurs traditions littéraires. Du coup ils échappent à toute classification générique facile.
L’œuvre de Tierno Monénembo se caractérise par sa diversité d’inspiration : politique (Les Crapauds-brousse, Les écailles du ciel, Cinéma), succès et infortunes de la diaspora guinéenne (Un rêve utile, Un attiéké pour Elglass, Pelourinho), génocide rwandais (L’Aîné des orphelins), passé mythique et colonial (Peuls, Le Roi de Kahel, Le Terroriste noir). Ces thématiques ont en commun le retour obsessionnel de l’auteur à la mémoire mais aussi à l’Histoire et son corollaire de tragédies douloureuses. Déjà dans Cinéma Tierno Monénembo revisite un chapitre important de l’histoire des relations franco-africaines : la décolonisation, à travers le regard d’un adolescent – Binguel ou petit garçon en langue peule. Dans la Guinée de la fin des années cinquante alors que sous la houlette de Monsieur Boubou-Blanc (Sékou Touré) la section locale du Rassemblement Démocratique Africain (RDA), le Sily National de Guinée, s’apprête à voter non au Referendum proposé par le Général De Gaulle, sur le continent africain les populations vivent des jours de violence avec « [les]grèves à Dakar, [les]bagarres à Conakry, [les]émeutes à Abidjan et [les]attentats en Algérie » (Cinéma, 108). À l’image de la violente confrontation entre deux figures historiques fortes, Sékou Touré et De Gaulle, le récit dans Cinéma reste marqué par la turbulence politique tandis que gravitent autour du protagoniste des personnages moribonds qui errent dans un monde en décrépitude. Racontée par un enfant la violence – qu’elle soit physique ou structurelle – est présentée dans toute sa laideur. Dans un entretien accordé à Éloïse Brezault et publié dans Afrique. Paroles d’écrivains, Tierno Monénembo insiste sur la singularité du point de vue de l’enfant comme stratégie narrative :
« L’enfant et la femme sont, à mon sens, les êtres les plus expressifs : par un regard, par un cri, ils permettent de dire beaucoup de choses en très peu de mots. Je reste convaincu que tous les événements historiques doivent être racontés par des femmes ou des enfants : Prenez Gavroche dansLes misérables. Hugo ne pouvait pas inventer un autre personnage pour raconter la Commune de Paris. Un adulte non plus n’était pas le bon personnage pour dire l’horreur rwandaise, car il n’avait pas cette économie de mots propre à l’enfant, propre à Faustin (261). »
Ce rapport que Monénembo établit entre d’une part langage et communication et d’autre part vivacité d’expression et figure enfantine est contenu dans l’étymologie même du mot enfant. Après tout la racine latine du mot est in-fans (qui ne parle pas).
Dans cette perspective l’enfant incarne le silence. Faustin reste habité par l’indicible au sens physiologique et naturel. Le génie de l’écrivain consiste donc à subvertir cette dimension naturelle pour dire l’indescriptible horreur génocidaire. Dans L’Aîné des orphelins le thème de l’enfance semble relever d’une intention littéraire qui vise à témoigner sur le génocide rwandais avec une « nouvelle nuance individuelle » (Kertez, 346).
Ibuka : « ce n’est ni une histoire de langue ni une histoire de taumatrismes, c’est une histoire de couteau »(2)
Dans L’Aîné des orphelins, Tierno Monénembo fait entendre le cri de témoignage de l’enfant victime du génocide. « La mime homogène » (Coquio, 143) et la métathèse dévoilent le profond traumatisme de Faustin, le jeune survivant. Le récit homodiégétique qui suit renseigne sur la condition de Faustin et sa prise en charge par le personnel social de l’orphelinat des Anges Bleus.
« J’étais sorti du coma dans un état lamentable. J’avais des contusions partout à cause des coups que je donnais dans les panneaux du lit et sur les parois du mur. C’était comme si des orages éclataient dans ma tête à cause de tous les médicaments qu’ils m’avaient fait ingurgiter. Je délirai plusieurs jours, répétant inlassablement : chalchiche, kessa, certo, etc.[…] je brisai les lunettes de l’intendant et jetai au loin la chaise en fer où ils avaient l’habitude de poser mes ampoules et mes comprimés ainsi que les bandes de compresse servant à éponger mes sueurs et hurlai pour être entendu à une demi-journée de marche (A.O., 70 -72). »
Le sous-titre ci-dessus s’inscrit dans un triple objectif : faire ressortir le caractère testimonial de l’écriture – témoigner contre l’oubli et pour la mémoire – insister sur la dimension traumatique du génocide chez le survivant à travers l’analyse du langage et enfin discuter des implications dans une perspective à la fois historique et linguistique. Des années après le génocide de 1994, la gestion de ces situations humaines difficiles passe par la description et l’acceptation de la nouvelle réalité post-génocide. Pour ce faire il a fallu identifier et nommer le mal pour une prise en charge effective des victimes. Au plan socioculturel, les Rwandais ont dû apprendre à faire usage d’un langage nouveau. Esther Mujawayo, une survivante du génocide, revient en 2004 sur l’introduction du mot traumatisme dans le vocabulaire de la société rwandaise de l’après génocide.
« […] le mot de traumatisme […] n’existait pas dans notre vocabulaire. Dans un premier temps, pour exprimer les troubles visibles, on a utilisé celui de guhahamuka, qui signifie littéralement : « avoir ses poumons hors de soi » mais c’était fort péjoratif car un individu qui est igihahamuke soit avec ses poumons hors de lui, est quelqu’un qui ne sait pas se contrôler, sursaute pour un rien, parle trop fort, bondit sur les autres sans raison. Or ce terme sous-entend une responsabilité ou une notion de faute de la part de cet individu et cela pouvait tendre à le culpabiliser d’éprouver ces troubles. Cela ne convenait donc pas. On a alors choisi, dans le cercle des thérapeutes d’Avega ainsi que dans celui d’autres organismes rwandais, le mot de gugungabana qui signifie « être fort déstabilisé » mais avec l’idée essentielle que la cause de ce bouleversement est externe à l’individu. Ce travail sur le vocabulaire, sa sélection fort réfléchie, ont permis de terriblement soulager nos patientes d’Avega car ces rescapées sont souvent convaincues que c’est elles qui sont folles (Coquio, 107-108). »
Ibuka est un mot Kinyarwanda la langue parlée par la majorité des Rwandais et veut dire « Souviens-toi ». C’est aussi le nom d’une Association d’aide aux survivants du génocide, créée en 1995. La phrase « […] ce n’est ni une histoire de langue ni une histoire de taumatrismes, c’est une histoire de couteau » (A.O., 92) est pertinente ici pour deux raisons : La métathèse – déplacement de lettre ou de syllabe à l’intérieur d’un mot – devient l’expression du désarroi et du traumatisme chez l’adolescent qui peine à comprendre l’incompréhensible horreur qui a détruit sa famille et meurtri son pays.
L’analyse de cette phrase permet d’identifier la figure de style employée : la prétérition ; figure de rhétorique qui consiste à déclarer ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle néanmoins par ce moyen. Cette situation est caractéristique de la mémoire involontaire, véhicule des souvenirs traumatiques. « Les sujets en proie au traumatisme vont quant à eux, se trouver confrontés à la double impossibilité d’oublier et de lier les événements qu’ils ont vécus » (Boris Cyrulnik, 19).
Sur le plan métadiscursif la voix du narrateur se confond presque à la voix auctoriale pour attirer l’attention sur la délicate problématique du langage dans l’écriture du génocide. Sur ce point spécifique Catherine Coquio estime que c’est en « fouillant le langage à rebours de sa désignification annihilante, élaborant des images contraires à la littérarisation meurtrière des métaphores » que l’écrivain réussit « à construire un fragile tombeau symbolique » (105). En outre dans L’Aîné des orphelins, la « construction du discours autrement » (Van Den Heuvel, 72) confère à la narration une dimension et une intention singulières : dévoiler le traumatisme subi par Faustin, le narrateur adolescent, survivant du génocide. En effet l’usage de l’analepse comme procédé narratif devient un acte de reconstitution à double objectif : il permet de reconstituer le passé du jeune Faustin et de donner un aperçu de la vie dans le Rwanda d’avant le génocide. Cette façon de procéder attire l’attention sur l’abîme psychologique dans lequel la violence meurtrière des adultes a plongé un enfant de dix ans. L’analepse comme procédé narratif révèle la souffrance de la victime et justifie ainsi sa psychologie. L’individualité du sujet est restituée, comme pour réaffirmer la fonction démiurgique de l’écrivain. Cet aspect est primordial car derrière tout projet génocidaire se trouve la volonté manifeste des bourreaux de nier l’humanité de leurs victimes. Le Rwanda n’a pas été différent à cet égard. Les psychologues spécialistes des cas de violence collective appellent ce phénomène : « l’intentionnalité des bourreaux » (Sironi, 85).
Faisant le rapprochement entre la dimension psychopathologique des traumatismes qui hantent l’esprit d’un sujet et la résurgence de souvenirs d’ordre autobiographique, Richard McNally conclut qu’il existe dans les deux cas un phénomène de « reconstruction et de distorsion » ; « Like autobiographical memories in general […] flashbacks inevitably entail reconstruction and distortion » (117, C’est nous qui soulignons). Le traumatisme implique dans ce contexte un lien avec la subjectivisation, ne serait-ce que sous un aspect fantasmatique. Ainsi que les faits vécus sont représentés ou racontés suivant une logique qui structure le rapport du sujet au monde extérieur. En mettant l’accent sur la reviviscence ou réminiscence, la narration dans L’Aîné des orphelins redonne à Faustin son passé, sa mémoire et mieux son identité car les efforts inlassables du personnel social aboutiront à le réunir pour un temps avec son frère et ses deux sœurs, seuls survivants de sa famille.
« L’une s’appelle Esther, l’autre Donatienne! Le petit, c’est Ambroise! Ce sont mes frères et sœurs ! Mes frères et sœurs, bande d’idiots ! […]Je m’avançai avec une sérénité qui m’étonna. J’étais près du but. J’allais pouvoir les étreindre. Mais les cris ! Je reculai vers la porte où étaient restes les autres, ils [les cris]cessèrent aussitôt. Cela se répéta deux ou trois fois. C’est à ce moment que je pensai à la berceuse que notre mère nous chantait. Ambroise seul réagit, les autres continuèrent leurs épouvantables vagissements, détournant sciemment leurs yeux exorbités et injectés de sang (A.O., 73-73). »
Cette reconstruction même partielle de l’unité familiale à une forte portée symbolique. Elle s’oppose à l’intentionnalité des bourreaux qui vise à l’annihilation complète de chaque famille Tutsi.
Agé de seulement dix ans au moment où les premiers groupes de miliciens interahamwe(3) lancent leur croisade meurtrière sur son village de Nyamata, Faustin, le protagoniste est témoin de scènes d’une violence inouïe qui laissent des traces profondes sur sa personnalité encore fragile.
Ce premier contact brutal avec la violence effrénée, apparaît dans le récit du jeune adolescent comme un viol de l’univers enfantin, pire il marque la fin même de l’innocence. Plus tôt dans le roman un enfant soldat du FPR (Front Patriotique Rwandais) tient ce langage cynique qui pourtant résume de façon éloquente l’approche même du fait génocidaire par Monénembo : « […] Des enfants ont tué des enfants, des prêtres ont tué des prêtres, des femmes ont tué des femmes enceintes, des mendiants ont tué d’autres mendiants, etc. Il n’y a plus d’innocents ici » (41). Commentant la singularité du « contrat d’engagement » de l’écrivain franco-guinéen dans le cadre du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » Coquio remarque :
« Monénembo, lui, se tient au contraire volontairement à distance des faits pour restituer sa vérité du génocide : la destruction de l’enfance, et à travers elle de toute innocence. C’est-à-dire la disparition en définitif du tragique. Son interprétation de l’événement, éthique plus que politique, désigne le brouillage des catégories morales au sein d’un monde usé, dont le génocide dit la vérité de fond : celle d’une inhumanité que la justice ne fait qu’aggraver […] (143). »
La justice qui est censée punir les bourreaux et protéger les rescapés condamne à mort Faustin, faisant de lui une double victime. Et c’est là toute l’ironie de son sort que son cynisme ne cesse de banaliser, à l’image même de la vague d’horreurs qui a accompagné les cinq dernières années sa vie. Déjà lors des massacres de 1972, la mère Tutsi de Faustin, à l’époque jeune fille, n’a eu la vie sauve que par un heureux concours de circonstances. Elle avait été sollicitée par le prêtre du village pour participer à la chorale de l’église. Des années plus tard, alors que le pays est livré à une nouvelle folie meurtrière Faustin se souvient du récit que sa mère lui a fait :
L’église n’est pas faite que pour sauver nos âmes, elle est faite aussi pour sauver nos vies. Mère m’a raconté comment, jeune fille, le père Monolo la sauva sans le faire exprès, en 1972. Elle s’apprêtait à rejoindre sa copine Suzanne à Kanzenzé pour confectionner des baudriers de perles et ces jupes en peau de serval que nous appelons inkindi quand le père Manolo lui rappela qu’il comptait sur elle pour le chœur du lendemain. Et elle fit bien de s’exécuter, car le lendemain son amie Suzanne fut surprise chez elle par un as de la machette (A.O., 76-77).
Le roman de Monénembo qui se veut une reconstruction fictionnelle du génocide tel que vécu par un petit garçon de dix ans refuse toute division en chapitre. Avec l’analepse, le récit se présente plutôt comme des fragments de souvenirs recueillis et organisés selon la technique cinématographique du « flashback » ou retour en arrière. Inventé par l’industrie du septième art, ce terme fut employé par les cliniciens pour la première fois en 1960 pour parler de phénomènes de reviviscence hallucinatoire chez les victimes de torture ou de violence collective et les survivants de génocide. Le terme « flashback » désigne dans ce cas-ci « des expériences sensorielles soudaines à forte intensité émotionnelle. Elles peuvent être visuelles ou olfactives. La netteté des images entraîne l’impression troublante de revivre les événements » (Notre traduction) « sudden, unbidden, emotionally intense sensory experiences (such as visual images or smells) that seemingly reinstate the sensory impressions that occurred during the trauma. The vividness of the imagery produces a disturbing sense of reliving the experience » (Remembering Trauma, 113-14).
La narration dans ce récit, structurée en une série d’analepses, participe d’un choix esthétique qui peut s’analyser à plusieurs niveaux. Dans la présente thèse nous retenons la définition de l’objet esthétique que Mikhaïl Bakhtine donne dans son ouvrage Esthétique et théorie du roman :
L’objet esthétique, c’est une création qui inclut son créateur : celui-ci s’y retrouve, y ressent intensément son activité créatrice ; ou encore, c’est la création, telle qu’elle paraît aux yeux de son créateur, qui l’a faite avec amour, en toute liberté ; (il est vrai qu’elle n’a pas été créée à partir de rien, et présume la réalité de la connaissance et de l’éthique, qu’elle ne fait que transfigurer, à quoi elle donne forme (81, Nous soulignons).
Dans ce sens l’esthétique est comprise aussi comme une poétique, comme la mise en forme du récit avec tous les choix narratifs que cela implique. Notre analyse de l’écriture dans L’Aîné des orphelins s’articule autour de la même notion herméneutique. L’analepse comme procédé narratif n’est qu’un moyen de faire resurgir le passé dans le présent ; de réitérer l’horreur à la face du monde et de tous ceux qui pour des raisons diverses ont sous estimé ou ignoré l’ampleur de l’une des plus grandes tragédies humaines du XXe siècle.
Le choix du procédé narratif trouve sa justification dans une volonté de privilégier la dimension traumatique des événements chez le jeune survivant. Dans cette perspective on peut parler de récit de trauma tant la narration est ponctuée de souvenirs atroces.
La « mime homogène » comme espace de reconstruction mémorielle et de re-naissance du survivant ?
Au Rwanda après le génocide, parler pour témoigner s’est avéré être un outil précieux contre l’oubli, mais aussi un acte thérapeutique de grande portée. D’où l’adage rwandais : « La famille qui ne parle pas meurt ». Dans L’Aîné des Orphelins Monénembo opte pour un récit à la première personne. Ce choix narratif donne la parole au protagoniste qui témoigne de sa propre expérience du génocide. La discursivation reflète la vie brisée et l’identité fragmentée d’un adolescent. On pourrait parler à ce propos de « mime homogène » (Coquio, 143) ; le discours sur le monde étant le fait d’un seul énonciateur : le narrateur, survivant et témoin du génocide.
L’évocation de l’univers carcéral permet de décrire une autre facette de la violence exercée sur le narrateur. Arrêté, jugé et condamné à mort pour le meurtre de son ami, Faustin est par moment suspecté de crime génocidaire. Avec cet amalgame que font les autorités judiciaires, l’acte de Faustin qui vise à rendre justice à sa sœur violée, et à travers elle, à venger symboliquement toutes les femmes victimes de violence, prend une tournure crapuleuse. Le « caractère chevaleresque » (Coquio 144) de l’acte se noie dans le non-sens qui accompagne le génocide. Livré aux brimades de ses codétenus, c’est en prison que Faustin vit la forme la plus manifeste du stress post-traumatique, comme le souligne ce passage : « On est obligé d’être sans arrêt sur ses gardes. Dormir, voilà le moment le plus agonisant ! Depuis mon arrivée ici, je me réveille en sursaut une dizaine de fois, la nuit, le front en sueur, en appelant ma mère au secours […] » (A.O., 92).
Au niveau diégétique, cinq ans après le génocide, la prison devient le lieu par excellence pour se remémorer les tragédies vécues. C’est depuis son mouroir de cellule où il attend d’être exécuté que le narrateur nous livre ses souvenirs ; avec le même cynisme qui le caractérise il avoue : « C’est en prison qu’on se rend compte que les souvenirs servent à quelque chose » (A.O.22).
Un autre aspect du traumatisme qui apparaît dans le texte est la distanciation ou le refus d’affronter le passé. Dans le passage suivant, Faustin parle du premier interrogatoire qui suivit son arrestation par les soldats du FPR (Front Patriotique Rwandais) : « Je fis un effort surhumain pour revenir sur les fameux avènements que ma mémoire ne voulait plus revoir. Soudain, tout s’éclaircit. Ma bouche s’ouvrit toute seule et je parlai si vite qu’il m’arrêta pour faire venir mon vieux compagnon de route » (A.O., 46). Ces propos de Faustin font ressortir la situation de profond traumatisme du jeune garçon et le dilemme qui en résulte : d’une part le désir d’oublier les événements atroces dont il fut le témoin et la reviviscence de ces mêmes épisodes d’autre part. Il est particulièrement important d’insister sur le langage aphasique qui fait irruption dans le récit de Faustin. Faustin se sert constamment de l’expression avènements pour parler des massacres génocidaires. Cette expression et bien d’autres qui relèvent de la métathèse – taumatrismes, pédrophile, Notions-Unies, concocerchose, pernanangamate, merchrocome, pellicinine – témoignent aussi de l’identité de l’enfant traumatisé qui peine à comprendre l’incompréhensible. À un autre niveau, ces difficultés d’articuler convenablement les mots pourraient s’analyser à la lumière de la corrélation qui existe entre langage et mémoire collective.

« Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer ». Oraliture et mémoire collective.
Commentant le rôle éminemment social du langage dans la construction mémorielle, Maurice Halbwachs attire notre attention sur son caractère éminemment individuel de toute remémoration.
« Les hommes vivants en société usent de mots dont ils comprennent le sens : c’est la condition de la pensée collective. Or chaque mot (compris), s’accompagne de souvenirs et, il n’y a pas de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots. Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer ; c’est le langage, c’est tout le système des conventions sociales qui en sont solidaires, qui nous permet à chaque instant de reconstruire notre passé (279). »
Si la désinvolture, le cynisme et l’absence de pudeur qui caractérisent le langage du jeune narrateur participent d’un certain rejet de l’univers adulte post-génocidaire ; les proverbes par contre – véritables véhicules de la sagesse et de la mémoire ancestrale – permettent à l’enfant désemparé de redonner un peu de cohérence à son monde qui a chaviré. « Les conventions verbales constituent donc le cadre à la fois élémentaire et le plus stable de la mémoire collective, puisqu’il laisse passer tous les souvenirs tant soit peu complexes, et ne retient que des détails isolés et des éléments discontinus de nos représentations » (Halbwachs, 82). Tirés de la tradition orale, l’usage des proverbes dans L’Aîné des orphelins s’accommode parfaitement d’une culture de l’oraliture, entendue ici comme un « continuum » entre l’oral et l’écrit (Laroche, 75). En outre la métathèse et autres expressions aphasiques insufflent au texte des accents de l’oralité. Ces mots qui évoquent l’aphasie résonnent comme un cri de témoignage dans un contexte de profond traumatisme. Aussi chaque expression traduit une mémoire spécifique du génocide, à l’instar du lien primordial que Halbwachs établit entre l’unité linguistique que représentent le mot et la mémoire individuelle :
« Ne se produit-il pas dans […] des perturbations du langage telles que celles qui ont de bonnes heures attirées l’attention chez les aphasiques ? La paraphasie : les mots sont réveillés dans la mémoire par une parenté de signification ou de forme, sans que, dans la phrase, ils soient à leur place. L’achoppement des syllabes : les mots comme unités organiques, sont atteints dans leur structure, se désagrègent dans leurs articulations de son et de syllabes qui n’y existent pas (Halbwachs, 57). »
Ces proverbes sont l’occasion aussi de faire revivre la mémoire des siens, notamment celles de son père Théoneste et de Funga, le vieux guérisseur fou. Ainsi se remémorant de ses premiers jours à Kigali, ville de charniers aux mains du FPR (Front Patriotique Rwandais), Faustin a les mots suivants : « J’avais fini par trouver mon compte au beau milieu du chaos […] Le vieux Funga a raison. ‘Le monde, il marche même si c’est souvent de traversa » (49). Et quelques pages plus loin il y a cet autre proverbe : « L’enfant sait courir mais il ne sait pas se cacher. J’aurais pensé à cette parole des anciens [….] »(91). Selon Ngandu Nkashama, « il existe chez Monénembo une puissance de parole qui reconstruit la morphologie de l’Histoire »(31). Dans L’Aîné des orphelins, cette puissance de parole fait du texte un espace où se déploie ce que Josias Semujanga appelle la « mémoire transculturelle » :
« La parole sur le génocide des Tutsi convoque à la fois les événements de
la culture rwandaise depuis ses mythes fondateurs, les récits coloniaux de
l’Occident du XIXe siècle et les mots inventés dans le cadre du génocide
des Juifs d’Europe au milieu du XXe siècle. En partant d’approches
diverses allant de l’intertextualité, entendue ici comme une pratique de
mise en relation entre les textes et discours antérieurs et récits nouveaux,
à l’analyse narrative, en passant par l’analyse du discours […] (23-24). »

Analysant le rapport qui existe entre l’écriture de Tierno Monénembo et le passé douloureux et tumultueux du continent africain, Tirthankar Chanda remarque à la suite d’un entretien que lui a accordé l’écrivain : « Pour dédramatiser ce rapport complexe des Africains avec leur passé, il propose le rire, avec pour modèle ‘l’humour juif’. ‘C’est leur humour tourné essentiellement vers eux-mêmes qui a permis aux Juifs de se libérer de la malédiction de leur histoire tragique [explique Monénembo] » (2012). Le passage ci-dessous est illustratif de cette intention littéraire. Faustin se souvient des reportages du génocide qui étaient diffusés à la télévision dans certains hôtels et débits de boisson de Kigali. Le narrateur ne manque pas de relever l’humour avec lequel certains de ses compatriotes réagissent à la grave tragédie que vit leur pays :
« Le soir, on s’attroupait autour de la télé du bar de la Fraternité et de Radio Mille Collines. On voyait ces messieurs de la télé expliquer le maniement des machettes. On entendait les chants de guerre. Cela nous amusait un peu. Ce qui se passe au loin ne peut être tout à fait dramatique. Il y eut même parmi nous quelqu’un pour s’exclamer : « Celui-là (il parlait du bonhomme de la télé qui portait un chapeau de raphia), jamais je l’engagerai pour une récolte de bananes : il tient sa machette par la lame ! » Et, bien entendu tout le monde avait rigolé (A.O., 32). »
Face à la violence destructrice qui constitue la toile de fond du récit de génocide, l’écriture romanesque dans L’Aîné des orphelins se veut un outil de construction dans une logique de contre-violence et de réhabilitation humaine comme en témoigne la pensée suivante qui a inspiré bien des auteurs qui ont écrit sur le génocide rwandais : « J’ai inventé des mots-voltiges, des mots-flèches poignardant l’aphasie, des mots-ordures déversés au dépotoir, poubelle de l’existence vile, veule, vaine… J’ai inventé des quenouilles de mots parce que les mots tissent et confectionnent la vie » (Koulsy Lamko, 55-56).
Pendant que le survivant peine à retrouver son intégrité humaine, la mémoire des morts triomphe de la barbarie et de l’anonymat auxquels les bourreaux ont voulu les condamner à jamais. Monénembo attire l’attention sur le caractère hautement pernicieux de la violence génocidaire car susceptible d’affecter durablement la couche la plus fragile de la société – les enfants.

(1)En plus de L’Aîné des orphelins le project « Rwanda: Ecrire par devoir de mémoire » a produit les textes suivants : Nocky Djedanoum, Nyamirambo ! Bamako : Le Figuier et Lille : Fest’Africa, 2000 ; Monique Ilboudo, Murekatete Bamako : Le Figuier et Lille : Fest’Africa, 2000 ; Koulsy Lamko, La Phalène des collines. Butare : Kuljaama, 2000 ; Paris : Le Serpent à plumes, 2002 ; Venus Kayimahe, France-Rwanda : les coulisses du génocide : témoignage d’un rescapé. Paris : Dagorno, 2001 ; Jean-Marie Vianney Rurangwa, Rwanda : le Génocide des Tutsi expliqué à un étranger. Bamako :Le Figuier et Lille : Fest’Africa, 2000 ; Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda. Arles : Actes Sud, 2000 ; Abdourahman Waberi, Moisson de crânes. Paris : Le Serpent à plumes, 2000 ; Boubacar Boris Diop, Murambi.Le Livre des ossements. Paris : Stock, 2000.
(2)Une autre version de cet article sous le même titre a fait l’objet d’une communication à la conférence annuelle de la Modern Language Association (MLA) tenue en 2009 à Boston.
(3)Selon Esther Mujawayo, ces « milices extrémistes hutu formées avant le génocide, par le président Habyarimana, entraînées par l’armée rwandaise et, également française ; elles ont été les principales exécutantes du génocide de 1994 » (16).
(4)Groupes rebelles formés essentiellement de Tutsi exilés au Burundi, Ouganda et au Congo à la suite des massacres successifs de 1959, 1963 et 1973. À partir d’octobre 1990 ils déclarent la guerre à l’armée régulière du Rwanda. Quelques semaines après le début du génocide de 1994, les troupes du Front Patriotiques Rwandais prennent Kigali avant d’étendre leur contrôle à l’ensemble du Rwanda.
Arapahoe Community College///Article N° : 12253

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire