Écrivain guinéen, Tierno Monenembo a consacré son cinquième roman, Pelourinho (Le Seuil, 1995), à la ville de Bahia et aux liens unissant l’Afrique et le Brésil. L’héritage africain a imprégné toute la culture brésilienne, sans que ces apports soient toujours énoncés.
« Ils font partie du subconscient », affirme Monenembo.
Pelourinho est le cur de la vieille ville de bahia. pourquoi avez-vous choisi de planter le décor de ce roman au brésil, et dans ce quartier précis ?
Je connaissais très mal le Brésil, tout en étant hanté depuis ma petite enfance par ce pays, pour des raisons très conventionnelles : le foot, la samba
Plus tard, j’ai lu les auteurs brésiliens : Mario de Andrade, Machado, Guimaraes Rosa et surtout Jorge Amado que j’ai tout de suite adoptés : c’est un écrivain engagé mais d’un engagement aux antipodes du réalisme social traditionnel il est flamboyant et désinvolte comme tout ce qui est brésilien.
Mais c’est l’écrivain Conrad Detrez, l’un des acteurs de la guérilla urbaine à Sao-Paolo en compagnie du Che Guevara local, Marighela, qui m’a véritablement communiqué ma passion pour le Brésil. Aussi, quand en 1992, j’ai été lauréat de la mission Stendhal, une bourse du Quai d’Orsay permettant à des auteurs de séjourner à l’étranger, c’est naturellement vers ce pays-là que je me suis tourné. J’y suis resté six mois, dont quatre à Bahia. Je me suis installé à l’hôtel Pelourinho où Amado a vécu, étudiant, et qui est situé sur la place du même nom, la plus belle de la ville.
En partant, saviez-vous déjà que vous vouliez écrire sur l’esclavage ?
Je savais que j’allais écrire un roman sur le Brésil et que Bahia y figurerait au moins en partie. Bahia symbolise le pays tout entier, c’est le berceau du Brésil. Je voulais suggérer les liens très forts et en même temps très diffus qui existent entre le Brésil et l’Afrique noire. Jusqu’ici, les romanciers africains se sont peu intéressés à ce sujet.
Dans le roman, ce lien est vraiment diffus, non énoncé tout en restant très présent, à travers les dieux par exemple.
L’Afrique est en arrière-plan, c’est vrai, comme évanescente. Mais ce n’est pas la même chose qu’en Martinique ou en Guadeloupe par exemple. L’Afrique n’est pas inexistante ou niée, qu’elle occupe entièrement le subconscient du pays, et pas seulement celui des Noirs. Je ne sais pas par quelle alchimie de l’histoire les esclaves noirs du Brésil ont réussi à imposer au pays son identité psychologique et culturelle. Le Brésil n’a pas besoin de revendiquer son influence africaine. L’Afrique n’est pas de l’autre côté de la mer, elle est là. Elle fait tellement partie de la vie que l’on n’a pas besoin d’en parler. Elle constitue l’atmosphère dans laquelle baigne l’identité brésilienne. L’Afrique au Brésil, c’est comme l’air que l’on respire, et on ne revendique pas l’air.
Quelles traces reste-t-il de cet héritage africain ?
Le Brésil est profondément marqué par la mythologie africaine. Une chaîne de supermarchés porte le nom de Yemanja, la déesse yoruba de la mer. À travers la cuisine, l’habillement, la musique, la poésie, les pratiques religieuses, l’Afrique est tout le temps présente. Elle fait partie d’éléments qui définissent très profondément le pays. Les Noirs du Brésil ne sont pas une simple communauté comme aux États-Unis où ils ont dû revendiquer une identité historique et culturelle et combattre comme des titans pour pouvoir exister. Au Brésil, les Blancs eux-mêmes sont des « Nègres » en quelque sorte : ils fréquentent le candomblé, dansent la samba, mangent l’acaraje, parlent haut et fort, en faisant de grands gestes.
Cela dit, cette réalité ne se traduit pas dans les domaines économique et politique où les Noirs sont peu présents. Est-ce le fait d’avoir réussi à marquer l’identité nationale qui leur a fait croire qu’ils n’avaient pas besoin de capitaliser sur ces plans-là ?
Comment expliquez-vous ce phénomène : une population descendante d’esclaves qui arrive à imprégner la culture et l’inconscient d’un pays à ce point ?
Il y a plusieurs raisons. La première est que les esclaves ont pu arriver au Brésil avec leurs dieux. Les dieux yoruba ont su prendre racine au Brésil. Si en Amérique du Nord les dieux noirs sont morts de froid, pour reprendre la belle formule de Antonio Olinto, au Brésil, les esclaves ont trouvé le même climat, les mêmes plantes. Les rituels ont pu continuer.
De plus, le Brésil a été peuplé de façon très précise du point de vue ethnique. À partir de 1745, ce sont essentiellement des Fon et des Yoruba qui arrivent à Salvador de Bahia ; tandis qu’à Rio de Janeiro, ce sont plutôt des Bantous venus du Congo et de l’Angola. Le peuplement yoruba et fon révèle une histoire très particulière. Ces deux peuples se faisaient la guerre en Afrique. Les Fon, finalement vainqueurs, ont vendu toute la noblesse yoruba comme esclaves. C’est donc l’élite yoruba qui a été transplantée à Salvador de Bahia : les griots, les nobles, les rois et les prêtres tous ceux qui connaissaient le mieux leur culture, qui avaient la capacité de préserver la mémoire collective. Les rites religieux sont d’ailleurs restés plus purs au Brésil qu’au Bénin ou au Nigeria.
Les conditions de vie des esclaves n’étaient pas non plus les mêmes qu’en Amérique du Nord. La vie était dure, mais les familles n’étaient pas séparées. Contrairement aux familles noires américaines ou antillaises où le père est souvent absent, j’ai remarqué qu’il était présent au Brésil. Au point que l’on jure par le père, « meu pai ! ». La famille africaine s’est infiltrée dans la famille européenne puisque c’était des Noires domestiques qui, le plus souvent, éduquaient les petits Blancs. Ceux-ci apprenaient à danser sur le dos de leurs nounous noires. L’héritage africain s’est subrepticement introduit jusque dans les demeures des maîtres blancs.
Dans le roman, cette résistance est symbolisée par une scène où l’esclave refuse de répondre au nom portugais que son maître lui a donné.
La cellule familiale donnait aux esclaves la force de transgresser un certain nombre de règles. Ceux-ci ont même réussi à faire ployer l’Église qui a dû s’adapter à leurs murs et intégrer certains de leurs dieux. D’où le fameux syncrétisme brésilien. Ils ont su convaincre le maître blanc que Saint-Jérôme n’est autre que Chango, le dieu yoruba de la foudre, de la force.
Cette transgression s’est poursuivie jusque dans le carnaval. Au fur et à mesure, les esclaves ont intégré cette procession, à l’origine très religieuse, et l’ont transformée en ce que l’on connaît aujourd’hui. C’est un tour de force extraordinaire qui s’est opéré dans la durée. Il ne s’est pas encore traduit au plan politique, mais il est patent dans le champ culturel et dans l’identité collective du pays. Cet héritage ne concerne pas uniquement les personnes d’origine africaine : c’est devenu un patrimoine national. Et la conscience de ce patrimoine est encore très forte dans les couches populaires.
Le roman raconte la légende de ndindi, un chef africain qui se serait volontairement constitué esclave après un défi qu’il n’aurait pu relever. Quelle est l’origine de cette légende ?
Je l’ai inventée moi-même pour les besoins du roman, pour sortir un peu du regard larmoyant que l’on porte généralement sur l’esclave. J’ai voulu montrer des personnages restés hommes malgré tout, c’est-à-dire capables d’honneur et de folie. Historiquement, les Nègres n’ont été ni fatalistes ni soumis. Ils n’ont pas cessé de résister dans les bateaux et sur les plantations. C’est pour cela que le Brésil est aussi le pays de Pelé et de Gilberto Gil. Quant à la légende des Mâhis, la tribu de Ndindi, elle m’a été racontée par Pierre Verger que j’ai fréquenté quotidiennement à Bahia et qui m’a ouvert ses archives.
N’est-ce pas une vision presque idyllique du brésil et de son histoire d’esclavage ?
Le Brésil est esclavagiste et l’esclavage est bel et bien encore là. Le roman ne cherche pas à le nier. Le nom de Pelourinho signifie « Petit pilori ». Sur cette place, les esclaves fuyards subissaient une punition terrible appelée la novene : ils étaient battus jusqu’à l’évanouissement pendant neuf jours. Le roman évoque très crûment cette torture.
Que pensez-vous des revendications autour de l’esclavage qui animent un débat aujourd’hui en france ?
On veut reconnaître l’horreur de l’esclavage ? Eh bien, il était grand temps ! Il faut effectivement qu’il soit reconnu comme un génocide, un crime contre l’humanité. D’autant que ce ne fut pas une simple pratique, il y eut aussi tout un discours : la déshumanisation du Noir a été théorisée du haut des estrades et des chaires ! Cela mérite remise en cause et réparation.
Mais le plus important, c’est la pédagogie. Il faut que la France enseigne enfin à ses enfants l’histoire de l’esclavage et de la colonisation ! Il ne faut pas que cette vérité soit oubliée. Malheureusement, l’esclavage reste plus souvent objet de polémiques que de recherches historiques. Quand je rendais visite à Pierre Verger à Bahia, il ne me recevait pas avec de beaux sermons sur les méfaits de l’esclavage. Il me montrait des factures d’achat et de vente d’esclaves, les quartiers où les différentes ethnies avaient été parquées , bref des éléments objectifs d’information. C’est de cette vérité dont on a besoin aujourd’hui. Qui a acheté qui ? Où et à combien ? Quel est le nom du bateau ? Combien sont arrivés vivants ?
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