Comme elle le fait dans son livre Du Noir au Nègre dans le théâtre à paraître aux Editions L’Harmattan, Sylvie Chalaye montre, dans son analyse de l’évolution de l’image du Noir, combien la société française a occulté la traite en refusant tout simplement de la représenter.
Commémorer, c’est assumer un devoir de mémoire, le devoir de mémoire indispensable au deuil. Mais comment se souvenir de ce que, pendant des siècles, on a refusé de reconnaître ? Comment se remémorer ce que l’on a refusé de voir, ce que l’on a banni de toute représentation ? Comment commémorer ce qui n’a laissé aucune trace dans l’imagerie collective ? L’histoire de l’esclavage est avant tout l’histoire d’une occultation savamment orchestrée. Pas d’image, pas d’affect. Pas d’affect, pas d’indignation. C’est bien là l’ironie tragique du drame nègre : celui que l’on réduit tout entier à son apparaître noir, celui que l’on condamne au nom de son image, voilà qu’on lui confisque cette image. Non content de déporter le Noir vers les colonies et d’asservir son être en faisant de lui un esclave nègre, l’Europe s’est emparée de son image et l’a détournée en l’assujettissant à des motivations esthétiques ou idéologiques bien loin des réalités de l’Afrique et de la traite qu’elle subissait. Après lui avoir arraché son humanité, on lui a ravi jusqu’au témoignage des souffrances qu’on lui infligeait. Qui sait à quoi ressemble un Nègre ? Les images du passé ne sont que mensonge, dissimulation et camouflage.
Les arts de représentation, les arts qui montrent des images, en particulier le théâtre et la peinture, ne se sont pas fait l’écho des horreurs de la traite et de l’esclavage. Ce que l’on tolérait en littérature n’était pas admis en peinture ou sur scène. Parce qu’il s’appuie sur l’imaginaire, l’écrit évoque, suggère, là où les arts visuels tendent des images. De plus la portée de la littérature restait encore très confidentielle, jusqu’à la fin du XIXe siècle, et s’adressait avant tout à l’élite instruite. La peinture et surtout le théâtre avaient une portée plus populaire et jouaient un rôle d’information auprès de la masse. Aussi les arts de représentation faisaient-ils l’objet d’une attention toute particulière de la part du pouvoir.
En outre, dépendant financièrement des mécènes, des pensions royales, puis des commandes d’Etat, peintres et dramaturges n’avaient guère les coudées franches, et ils s’imposaient eux-mêmes des limites pour éviter d’aller trop loin et de déplaire. Beaucoup gardèrent en mémoire le fameux procès que l’Inquisition avait fait au grand Véronèse pour un tableau représentant la Cène, peint en 1573. Le Christ y apparaissait entouré de personnages satellites, dont plusieurs pages noirs. L’Inquisition trouva « ces bouffonneries » grotesques et indécentes. Elle chercha un sens caché derrière le serviteur au mouchoir taché de sang. Et surtout le Noir qui apparaissait à la droite du Christ… Quelle hérésie ! Véronèse dut maquiller le Noir derrière une barbe et transformer le sujet en un autre repas biblique. Le tableau devint Le Repas chez Levi…
Les tabous qui se dressent, dès la fin du XVIe siècle, autour des représentations de Noirs ne relèvent pas, comme on pourrait le croire, du simple préjugé esthétique. On s’aperçoit que la représentation du Noir dérange, devient faute de goût et apparaît même déplacée, à partir du moment où la traite s’amplifie et s’installe comme un paramètre indispensable à la prospérité économique des grandes puissances européennes, au point que même l’Eglise donne son assentiment, bénissant ce commerce au nom de l’évangélisation des pauvres sauvages que renferme l’Afrique.
L’Europe de la Renaissance n’avait pas ignoré les Noirs ; on en rencontrait dans les ports des grandes puissances maritimes, souvent ramenés de voyages, vendus comme domestiques. Mais à présent que le commerce triangulaire s’imposait, on préférait faire de la traite un négoce mystérieux et lointain. Et pour mieux ignorer la chose, mieux valait voir disparaître de métropole ces hommes noirs.
C’est ainsi qu’en 1570, la France promulgue un édit pour limiter l’entrée des Noirs sur son territoire et surtout pour dissuader les négriers de venir exhiber leur chargement dans les ports. Tout esclave qui touchait le territoire était définitivement affranchi. L’esclavage, c’était l’affaire des colonies ! (1)
Durant tout le XVIIe siècle, on va s’employer à ignorer le négoce qui enrichit les armateurs. Il y a bien des Noirs dans la peinture baroque, chez Vélasquez, Rubens, Rembrandt…, mais il ne s’agit pas d’esclaves ; et ceux que l’on trouve dans les divertissements de cour, sur la scène élisabéthaine, ou le théâtre espagnol sont de nobles seigneurs, des rois, des ambassadeurs : point de chaînes, point de fouet… Le rôle du More n’est qu’un travestissement galant mis au service de la rhétorique amoureuse dont raffole la préciosité.
On pourrait croire qu’avec le siècle des Lumières, le Nègre allait enfin sortir de l’ombre, que les pratiques esclavagistes des Européens, la participation active de la France au commerce de la traite ne pourraient plus passer sous silence.
Dans les dernières décennies du siècle de Louis XIV, il semble difficile d’ignorer l’esclavage et la situation des Noirs aux colonies. La publication du Code Noir, en 1685, en consacre l’officialisation, et souligne la reconnaissance gouvernementale et administrative du statut des esclaves aux colonies tout en légitimant les droits qu’avaient sur eux les colons.
De plus, au lendemain de la mort de Louis XIV, le régent s’était empressé de céder à la pression des colons en leur accordant un décret qui contournait l’interdit qu’imposait en métropole le droit du sol. A présent, ils étaient autorisés à introduire leurs esclaves sur le sol français en gardant sur eux leurs prérogatives. Il suffisait qu’ils justifient le voyage par une formation destinée à étendre le savoir-faire de l’esclave.(2)
Petites négresses, négrillons, jeunes pages moricauds se rencontrent bientôt partout dans les lieux à la mode : à la cour, dans les salons, dans la peinture et même au théâtre. Ils égayent les assemblées mondaines, apportent une touche d’exotisme et de couleur au coeur des fêtes galantes, comme le montrent les peintres de l’époque : Hogarth, Raynolds, Watteau, Lancret, Pater, Fragonard, Carmontelle. Durant la première moitié du siècle, toute une société insouciante et délurée, bridée par l’austérité de la fin du règne de Louis XIV, se précipite dans les fêtes galantes. Emportée dans le tourbillon des plaisirs, cette société n’est pas prête à ouvrir les yeux sur les réalités du commerce triangulaire et de l’horrible fumier qui se cache sous les dorures et la pourpre. L’essentiel est de profiter de ces denrées nouvelles qui poussent à la convivialité : on se régale de sucreries, de café, de chocolat. Et les jeunes négrillons jouent les compagnons inséparables de ces dames qui les préfèrent aux perruches, bichons et autres levrettes. Certes, le Noir continue de faire l’objet d’un fort tabou esthétique qui condamne sa laideur, mais ce préjugé se meut en tabou sexuel : noir étalon ou obscure maîtresse émoustille une société désoeuvrée, en quête de jeux interdits et d’épices érotiques agaçant l’oeil et les sens.(3)
Le mot « nègre » vient d’entrer dans l’usage français au XVIIIe siècle, et le dictionnaire de Trévoux précise justement qu’il signifie « esclave » et désigne ceux qui, originaires d’Afrique, font l’objet d’un négoce. Négrité et servitude se confondent : être Noir d’Afrique, c’est être esclave. Qu’à cela ne tienne, la société des Lumières va s’ingénier à camoufler ses Noirs pour qu’on ne reconnaisse pas en eux les Nègres dont on trafique.
On s’applique à travestir ces nègres qui côtoient les milieux aristocratiques et qui sautent sur les genoux de leurs maîtresses, à les faire passer pour des Indiens, à leur donner l’allure des Négrillons de Véronèse, ou à les affubler d’un costume oriental. Les peintres leur donnent des airs de mages venus d’Orient et les représentent avec turbans et plumages, culotte bouffante ou petit habit vert à la manière du maître vénitien. Ces petits négrillons déguisés qui amusent la galerie ne doivent en rien évoquer l’esclavage. Délibérément, on ne les associe ni à l’Afrique, ni aux Colonies. Ils ne sont rien de plus que des accessoires, des godemichés sur lesquels on aiguise ses pouvoirs de séduction.
Loin de renoncer à exhiber l’éclat de leur teint à côté du moricaud qui en rehaussera la pureté, les coquettes commandent des peintures où elles sont en compagnie d’un jeune page noir enturbanné ou se font peindre dans ces décors orientaux mis à la mode par Antoine Galland, comme la Pompadour que Van Loo représente en Sultane à côté d’une aimable servante au teint d’ébène.
On invente une chimère empanachée qui ne correspond en rien à la réalité. La littérature commence pourtant à lever le voile. En Angleterre, le roman d’Aphra Behn et le succès de son héros, Oronooko, contribuent à faire connaître les réalités de l’esclavage et à sensibiliser l’opinion publique. Les romanciers français s’en inspirent. Et les philosophes dénoncent de leur côté les mauvais traitements que l’on inflige aux esclaves dans les Caraïbes. Mais s’ils dénoncent l’inhumanité de l’esclavage et la violence qu’il engendre, la traite reste un sujet tabou, en témoignent le système d’antiphrases du fameux texte de Montesquieu. Il faudra attendre l’abbé Raynal pour une véritable dénonciation du système économique sur lequel s’enrichit l’Europe.(4)
En dehors de la littérature et des quelques frontispices allégoriques qui illustrent les rares ouvrages abolitionnistes, le Nègre et la traite qu’il subit restent un sujet irreprésentable. Le siècle des Lumières ne produira aucune représentation picturale qui évoque l’esclavage des Nègres, aucun drame non plus. Quant à toutes ces pièces orientalisantes dont raffole le public du XVIIIe siècle, elles ne mettent en scène que de belles et beaux esclaves européens capturés par les barbaresques…
Les dramaturges sont, à leur tour, contraints de travestir les personnages noirs pour qu’ils n’évoquent en rien les Nègres des colonies. On invente des sauvages noirs qui vivent aux Amériques. Et l’on banni même le mot « nègre » de la scène, à moins qu’il ne soit blanc comme dans la pièce de Dorvigny. C’est pourquoi on ne relève par exemple aucune occurrence du mot dans La Dispute (1744) de Marivaux. On sait juste de Carise et Mesrou, les domestiques noirs qui doivent prendre soin de deux enfants élevés loin de toute civilisation, « qu’ils furent choisis de la couleur dont ils sont afin que leurs élèves en fussent étonnés quand ils verraient d’autres hommes » (scène 2).
Pour éviter toute référence malencontreuse à la réalité du trafic, les dramaturges travestissent leurs Noirs en Indiens. Sauvages pour sauvages, mieux vaut éviter les Nègres. Ainsi Les Sauvages de Romagnési et Riccoboni joués par les Italiens en 1736, sont bel et bien noirs, ils portent même de curieux noms : Négrillon, Negritte ; mais ils vivent aux Amériques !
Olympe de Gouges qui avait, elle aussi, été contrainte de transformer ses personnages noirs en Indiens, s’en explique dans la préface de la première publication de sa pièce : Zamor et Mirza, ou l’heureux naufrage (1788). La pièce, qui avait été acceptée par la Comédie-Française, évoquait la vie aux colonies sur une plantation, mais Olympe de Gouges dut changer son drame en « drame indien » et les nègres y devinrent tous des Caraïbes : « Je finis cette préface en observant au lecteur que c’est l’Histoire des Nègres que j’ai traitée dans ce drame, et que la comédie m’a forcé à défigurer par le costume et la couleur, et qu’il m’a fallu y substituer des sauvages ; mais que cet inconvénient ne peut pas faire prendre le change à l’histoire déplorable de ces infortunés qui sont hommes comme nous, et que l’injustice du sort a mis au rang des brutes. »(5)
En dépit de ces modifications, les Comédiens Français ne cessèrent de différer la création de la pièce. Finalement sous la pression judiciaire d’Olympe, ils la montèrent juste après la Révolution, mais s’arrangèrent pour la faire chuter à la troisième représentation.
En fait, il s’avéra plus tard que le théâtre subissait les pressions des colons qu’ils menaçaient de faillite en voulant résilier leurs abonnements. Ceux-ci louaient à l’année une quarantaine de loges dont chacune rapportaient entre 1500 et 2000 livres par an. Voilà qui conférait aux colons un droit de regard sur les programmations et leur donnait un véritable moyen de contrôle sur les pièces susceptibles d’ameuter l’opinion publique.
La première abolition de l’esclavage décrétée en 1793, dans l’enthousiasme de la Révolution, ne mettra pas davantage en lumière la réalité des exactions perpétrées par les colons sur les nègres. D’ailleurs, le décret a grand mal à être appliqué, et les colons usent toujours autant de leurs pressions économiques. Ils ne reconnaissent pas le gouvernement révolutionnaire et s’allient aux forces étrangères encore esclavagistes, notamment l’Angleterre et l’Espagne. Aussi, au nom de la réconciliation nationale, on préfère ne pas remuer le fumier.
Dans le théâtre révolutionnaire et la peinture de propagande républicaine qui tente pourtant de prévenir l’opinion publique contre les injustices de l’esclavage, la représentation de la traite et du travail des esclaves sur les plantations est soigneusement évitée. On met en scène l’abolition et surtout l’union fraternelle : esclaves qui se prosternent devant la générosité magnanime du libérateur blanc, Blanc et Noir qui tombent dans les bras l’un de l’autre, mariages mixtes… Dans la mouvance révolutionnaire, l’image de l’union en noir et blanc, condamnée par l’Ancien régime, apparaît comme le symbole même du renversement des valeurs d’un ordre ancien fondé sur des préjugés iniques. Si peu avant la Révolution, Radet et Barré prennent maintes précautions dans La Négresse ou le pouvoir de reconnaissance (1787) pour rapprocher la belle indigène noire et Dorval, le Blanc qu’elle a sauvé, demandant au public indulgence et générosité, de nombreuses pièces de l’époque révolutionnaire mettent en scène des unions mixtes et des images de confraternité. Non seulement on s’empresse d’adapter à la scène Paul et Virginie, mais dans Le Nègre aubergiste de Guillemain, joué en 1793, dans La Liberté des nègres (1794) de Gassier, dans Les Africains ou le triomphe de l’humanité de Larivallière (1795) ou encore Honorine (1797), un charmant vaudeville de Radet, on conjugue amitié et amour en noir et blanc. Au nom de l’union nationale, on balaye d’un revers de manche la réalité des méfaits du passé pour mieux célébrer l’abolition, tandis que l’esclavage devient une abstraction dont les rares représentations restent allégoriques.
Si le théâtre commence alors à mettre en scène des Noirs qui ne sont plus travestis, il n’apparaissent pas pour autant comme esclaves. Ce sont des Noirs affranchis et reconnaissants, des Nègres qui ont échappé de peu à l’esclavage ou des domestiques venus en métropole et pour qui la servitude est déjà depuis longtemps de l’histoire ancienne. Le Noir et le Blanc de Pignault-Lebrun, la seule pièce qui tentait d’illustrer les témoignages de l’abbé de Raynal et de mettre en scène la vie des esclaves sur les plantations, ne reçut aucun applaudissement en 1795, sur le Théâtre de la Cité, et dut être retirée de l’affiche.
La chimère empanachée des fêtes galantes cède la place à une autre invention, celle du « bon nègre à son bon maître », personnage sans aucune profondeur psychologique, qui sert avant tout de faire-valoir à la magnanimité du Blanc et est à l’origine d’un stéréotype bien connu : celui du bon nègre rigolard insouciant, préoccupé à danser et préférant remettre son bonheur entre les mains du maître.
On comprend alors qu’il n’ait pas été difficile à Napoléon 1er de revenir sur le décret d’abolition pour rétablir ce qui finalement n’avait jamais eu de réalité tangible aux yeux de l’opinion publique métropolitaine. Sous l’Empire et la Restauration, les sujets coloniaux seront bannis du théâtre. Georges Ozaneaux ne parviendra pas à faire lever la censure qui pesait sur son drame. La pièce, intitulée Le Nègre, avait pour décor une colonie portugaise au large de l’Afrique et mettait en scène les pulsions de vengeance d’un esclave qui finit par organiser une révolte. Les ministres de l’Intérieur se succéderont, et feront quasiment toujours la même réponse : « Les inconvénients du sujet sont d’une telle gravité qu’il ne m’est point permis de revenir sur la décision de mes prédécesseurs. ».
Et quand la censure n’interdit pas, elle oblige aux transformations les plus profondes. L’adaptation du Bug-Jargal que fait jouer l’Ambigu-Comique, n’a plus rien à voir avec le roman de Victor Hugo. Le mélodrame est transplanté dans l’île de Java, les Blancs sont des Hollandais, les naturels de l’îles sont des Indiens et les Nègres ne sont que des ombres lointaines et muettes, en dehors de Bugg dont la tentative de soulèvement échoue lamentablement. On ne tolère sur scène que les personnages de bons Nègres, modèles de reconnaissance et de fidélité comme l’Oréno du vaudeville de Xavier, Duvert et Paulin ou les Négresses tragiques comme l’Ourika de Mme de Duras dont les théâtres du boulevard se disputent les adaptations en 1824. Le sort a arraché la pauvre Négresse à sa condition d’esclave, mais l’éducation qu’elle a reçue la condamne à présent à ne plus trouver le bonheur. Elle n’a plus sa place parmi ses frères et le préjugé de couleur lui interdit la société des Blancs. Moralité : il aurait mieux valu pour elle qu’elle reste esclave !
Le changement de gouvernement en 1830, supprime la censure qui interdisait les sujets coloniaux. Le boulevard du crime s’empare alors rapidement de ces sujets romanesques et exotiques à souhait. Contrées de tous les excès et de tous les possibles, les colonies fournissent au mélodrame les thèmes et décors qui passionnent le public : grands sentiments et reconnaissances inattendues, flibustes, corsaires, amours impossibles, et mariages forcés, victimes éplorées et monstres de cruauté, bagarres, révoltes, déluges et tremblements de terre… Mais qu’il s’agisse du Docteur noir d’Anicet-Bourgeois et Dumanoir, du Marché Saint-Pierre de Comberousse et Antier, du Code Noir de Scribe, du Planteur de Saint-Georges, et de bien d’autres encore, les réalités de l’esclavage n’ont toujours aucune représentation.
C’est en 1835 que l’on voit entrer au salon la première peinture qui traite de l’esclavage : une toile de François Biard intitulée La Traite des nègres. Il s’agit cependant d’un tableau de genre qui se contente d’illustrer les moeurs coloniales. Plus dénonciatrice était la toile de Marcel AntoineVerdier : Châtiment des quatre piquets aux colonies. Et le sujet ne manqua pas d’être refusé par le jury du Salon de 1843, qui craignait qu’il ne soulevât « la haine populaire contre nos colonies« .(6)
Après la révolution de 1848 et l’abolition ce tabou qui pesait sur les images de l’esclavage ne fut pas levé pour autant. Loin de reconnaître ses propres implications dans les horreurs de l’esclavage, la société française mettait toute son énergie à dénoncer l’Amérique. Les théâtres adaptaient à tout crin La Case de l’Oncle Tom et dénonçaient surtout ce pervers préjugé de couleur qui régissait la société américaine et pouvait condamner une pauvre jeune fille pour peu qu’on s’aperçût que sa mère était esclave. On fit rapidement de l’esclavage une affaire américaine qui n’avait rien à voir avec la société française. Une fois aboli, l’esclavage devenait de l’histoire ancienne ; on oublia son existence jusque dans les livres d’histoire, omission sans doute des plus nécessaires aux ambitions coloniales du Second Empire et surtout de la 3e République.
Et jusqu’à aujourd’hui, où nous fêtons le 150e anniversaire de l’abolition, quel a été le travail de reconnaissance, de reconstitution ? A l’heure où plus rien n’existe en dehors des images, à l’heure où le cinéma et la télévision ont pris le relais de la vocation médiatique qui était celle du théâtre et de la peinture, quels sont les films, les documentaires qui font exister ce passé ? La fatalité de l’irreprésentation continue de coller au drame de l’esclavage. Les médias, qui nous habituent au sang et à la mort en direct, n’ont aucune image à dealer : pas de support visuel, pas de sujet pour la télévision. Or cette démission médiatique expose l’Histoire du peuple noir et de sa souffrance à tous les révisionnismes. Le devoir de mémoire, c’est aussi le devoir de reconstitution historique, sans quoi on court le risque de laisser l’esclavage et la traite entrer dans la sphère du mythe. Le devoir de mémoire, c’est aussi affronter les images de l’horreur pour pouvoir la combattre et l’arracher au cycle de l’éternel retour.
1. Jean-Michel Deveau, La France au temps des négriers, France Empire, Paris, 1994.
2. Pierre Pluchon, Nègres et juifs au XVIIIe siècle. Le racisme au siècle des Lumières, Tallandier, Paris, 1984.
3. Louis-Sébastien Mercier, » Petits nègres « , in Tableau de Paris, Amsterdam, 1783, vol. VI, pp. 290-291.
4. Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, J.P. Pellet, Genève, 1770.
5. Olympe de Gouges, préface de Zamor et Mirza…, in Oeuvres de Madame Olympe de Gouges dédiées à Monseigneur le Prince, tome III, Cailleau, Paris, 1788.
6. Hugh Honour, L’Image du Noir dans l’art occidental. De la révolution américaine à la première guerre mondiale, 2 tomes, Gallimard, Paris, 1989. ///Article N° : 303