Vertiges scéniques d’une mort annoncée

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Après une mise en scène de Big Shoot en anglo-américain, au LARK Play Development Center à New York sous la direction de Michael Johnson-Chase en 2004*, la pièce de Koffi Kwahulé vient d’être mise en scène dans une perspective très différente par Kristian Frédric à Montréal au théâtre Denise-Pelletier, en septembre dernier. Une lecture qui se place sur un plan métaphysique et une esthétique de Guerre des étoiles.

Enfermés dans un cube de verre qui tourne sur lui-même sous un ciel noir et nébuleux, ou suspendus dans une nacelle aux parois transparentes prise dans un vaste flux giratoire de bulles obscures, on ne saura jamais si les deux personnages de Big Shoot, tels que les a imaginés le metteur en scène Kristian Frédric, s’envolent vers les confins célestes de l’infini ou s’enfoncent dans les profondeurs abyssales des mers. Ce Nautilus cyclopéen doté d’un seul hublot à lentille grossissante, tout droit sorti de l’univers d’Enki Bilal qui a conçu la scénographie du spectacle a tout d’un vaisseau fantôme égaré dans l’espace, comme aspiré dans un trou de matière.
Soleil noir, tourbillon cosmique, reflets obscurs… les projections vidéo entretiennent cette ambiance intergalactique. Mais en même temps, au fil du jeu des acteurs et sous la poussée de l’imaginaire qu’il convoque grâce à la chorégraphie scénique et aux lumières conçues par Nicolas Descoteaux, la machine ne cesse de se métamorphoser aux yeux des spectateurs : tantôt bureau de direction au sommet d’un building new-yorkais, tantôt cage de verre digne d’une exhibition de music-hall avec guirlandes lumineuses et bulles de champagne, tantôt cellule de prison et salle d’interrogatoire, tantôt plateau de show télévisé, tantôt bâtiment de marine au rebut, rouillé, tombé en panne au milieu d’un océan cosmique… À la fois tombe et cercueil, éprouvette de laboratoire mais surtout espace de monstration comme aux temps des zoos humains et des exhibitions de foire, la cage miroitante imaginée par Enki Bilal épouse toutes les formes de l’aquarium médiatique où l’humanité finissante, épuisée de désir, a choisi de se perdre dans l’ultime vertige du combat fatal d’une mort annoncée : un seul fauteuil pour deux dans cet écrin de verre, tour à tour chaise électrique ou trône du pouvoir, tour à tour divan de l’analyste ou siège du pilote.
Le show ultime
Monsieur, le personnage du bourreau, a tout d’un héros de bande dessinée fantastique et glaçant : long cache-poussière militaire, cheveux noirs plaqués à la Hitler, torse nu ceint d’un harnais de cuir, canon scié sous l’aisselle et front marqué d’une trace rouge, la seule note de couleur qui fait ressortir le noir et blanc de l’esthétique de la scène. Avec son dramaturge Denis Lavalou, Kristian Frédric a construit sa lecture de la pièce autour de la dimension métaphysique. Dans une ambiance de fin du monde, lors d’un ultime show, un homme vient faire offrande de sa vie et fait un dernier tour de piste, celui des jeux du cirque médiatique où s’abîme une humanité prête à toutes les exhibitions. Cette lutte ultime entre Monsieur et Stan s’inscrit sous le signe d’Abel et Caïn, c’est une représentation du dilemme intérieur, de la lutte entre la vie et la mort, de l’appel du vide et de l’éternel recommencement. Mais c’est une représentation du combat pour la création, de l’accouchement de l’art comme seule arme contre la mort, contre l’absurde et le néant. Car l’art seul a les moyens de distraire la mort, de tricher avec elle, de l’abuser, de la détourner pour un temps de son objectif, ce à quoi parvient Stan, celui à qui le metteur en scène fait dégorger un sang d’encre, l’humeur noire du poète maudit.
Le travail de Kristian Frédric a quelque chose d’une transfiguration postmoderne de la gravure d’Albrecht Dürer, cet  » Ange de la mélancolie « , espèce d’Icare pris au piège du labyrinthe de la cité et incapable de s’élever vers le soleil devenu noir. La mise en scène a la force d’une épure, celle de l’encre noire sur le papier blanc, elle dit avec le vocabulaire de notre temps et les sons de notre époque la même descente orphique aux enfers, le même combat fratricide de Caïn toujours réitéré, la même lutte avec l’Ange toujours recommencée. Stan reste marqué par l’encre indélébile de la mort et Monsieur s’en couvrira le visage à la fin, marque frontale de Caïn, signe divin et fatal à la fois. Les Écritures sont au cœur des préoccupations de Kristian Frédric qui a mis dans la bouche des deux personnages plusieurs versets bibliques en chaldéen, échos lointains d’une langue originelle, celle d’une harmonie perdue, langue d’avant Babel, dont quelques signes archaïques, vestiges des temps anciens, persistent sur le dossier du fauteuil ou le socle de la machine interstellaire qui ne sait plus que tourner sur elle-même et a perdu tout pouvoir de propulser l’homme vers Dieu.
Danse avec la mort
On pense bien sûr à l’abandon de Dieu et à l’errance de Caïn condamné à marcher sans fin vers le soleil levant et à soulever la terre hors d’elle-même jusqu’au ciel en édifiant son rêve d’une cité aux murailles vertigineuses. Monsieur est une figure caïnique, mais il est aussi le passeur du monde des morts, le Charon de la mythologie antique. Et, dans sa cage de verre, il a même quelque chose du Minotaure tapi au fond du labyrinthe, espace du refoulement où tous les sacrifices consentis au monstre sont autant de fables et de subterfuges pour l’amadouer, mais aussi autant de fautes qui s’accumulent, autant de chemins sans issue où l’on s’égare et qui ne mènent nulle part. Néanmoins l’univers mythologique comme l’univers biblique sont ici transfigurés. Et quand le mythe fait résurgence, il est gauchi et retourné, vu au travers de la lentille déformante jusqu’à la dérision la plus humoristique : Stan n’a pas connu Ariane, mais il tricote et celui qui a soustrait Monsieur à l’amour paternel et pris sa place c’est le porcelet qui a partagé son enfance et qui répondait au nom de Stan !
Finalement le dialogue qui s’élabore entre la victime et son bourreau, comme entre Thésée et le Minotaure, avance sur les chemins d’un dédale qui pourrait bien représenter la construction initiatique de l’Œuvre, ce monde ou il faut savoir s’égarer pour trouver le centre.
Tragédie de la responsabilité humaine et du combat contre le refoulement, la pièce qui se joue est la danse de Thésée, celle de l’expérience initiatique qu’il fait dans le labyrinthe où il a résolu de se donner en sacrifice. Ce magnifique pas de deux, danse macabre, tango avec la mort ou corrida, est réglé comme une partition musicale avec ses variations ses effets de surprises, ses tensions et ses retournements, ses leitmotivs aussi. Et le travail acoustique et chorégraphique de Kristian Frédric avec Larsen Lupin a permis aux acteurs de s’emparer de la langue de Koffi Kwahulé et d’en faire résonner toute la chair. Daniel Parent joue un bourreau psychopathe, aussi sensuel que cruel, tandis que Sébastien Ricard (et Stéphane Simard qui reprend la tournée) donne à Stan un angélisme désarçonnant, celui du martyr qui finalement dynamite sournoisement la conscience de son tortionnaire en transformant aliénation, humiliation et soumission en un humus où poussent et s’enracinent les germes d’une renaissance possible celle de la création qui sauve, de l’Œuvre au noir promesse de transcendance. Belle alchimie que ce spectacle qui n’a peur d’aucun vertige et se donne comme un dé (pipé bien sûr !) qu’on lance et qui roule au-devant de la mort le temps d’une représentation…

* voir article de Judith Miller sur notre site, africultures.comBig Shoot, du 6 septembre au 1er octobre 2005, Théâtre Denise-Pelletier à Montréal. Texte de Koffi Kwahulé avec Daniel Parent et en alternance Sébastien Ricard ou Stéphane Simard, mise en scène : Kristian Frédric, dramaturgie : Denis Lavalou, scénographie et costumes : Enki Bilal, créations sonores : Larsen Lupin, création lumière : Nicolas Descoteaux, création vidéo : Jean-Sébastien Baillait, Mathieu Bélanger et François Desrochers.
Tournée :
Du 15 au 18 février : Nouvelle Scène / Ottawa / Canada
Du 07 au 11 mars : Le Colisée / Biarritz / Scène Nationale de Bayonne et ATP de la Côte basque / France
Du 13 au 18 mars : Salle Alexis Perret / Serres Castets / France
Du 23 au 24 mars : Théâtre de Morlaix / France
Du 05 au 07 avril : Le Manège Scène Nationale / La Roche sur Yon / France
Du 10 au 14 avril : Théâtre d’Albi Scène Nationale / France
Le 18 avril : Théâtre de Montauban / France
Du 05 au 07 mai : Les TAPS Scènes strasbourgeoises / France///Article N° : 4152

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Les images de l'article
Big Shoot, texte de Koffi Kwahulé, avec Daniel Parent et Sébastien Ricard, mise en scène : Kristian Frédric © Robert Etcheverry





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