Après la peur, spectacle polyphonique conçu par Sarah Berthiaume (Québec), Armel Roussel (France) et Gilles Poulin-Denis (Québec), est sans doute la proposition la plus iconoclaste de l’édition 2015 du Festival des Francophonies.
Festival des Francophonies du Limousin à Limoges, samedi 26 septembre. Douze spectacles se jouent simultanément, à quatre reprises. Le spectateur construit lui-même un parcours de quatre spectacles, à partir de la brochure qui lui est remise à la « réception ». C’est là qu’Armel Roussel, hôte et disc-jockey de la soirée, nous décrit son dispositif. Et c’est là que le jeu commence, pour tous, le temps d’un syncrétisme francophone et conceptuel autour de la peur.
Autour de nous, un bar où se restaurer, des cordes à linges où suspendre notes et impressions, douze tables numérotées qui évoquent l’atmosphère des clubs de bingo, et un écran avec les heures de départ et de retour des voitures. Ces voitures sont l’espace de jeu où seront confinés ensemble acteurs, spectateurs et spectacteurs car ici, les conventions du quatrième mur n’ont pas vraiment la côte. Nous voici donc embarqués pour un road-trip à travers Limoges, invités dans les loges du Centre culturel municipal John Lennon, pris en otages dans un minibus
Douze propositions ou douze « chambres » : un label qui suggère une dramaturgie entre Strindberg et Grotowski, où le drame évacue « les morceaux de bravoure, les numéros pour vedettes [et où]l’auteur ne doit être lié d’avance par aucune règle, c’est le sujet qui conditionne la forme » (Strindberg, Lettre ouverte du Théâtre intime). À l’idée de la « chambre » comme huis clos engageant, relationnel et propice à l’écoute s’ajoute un autre défi dramaturgique : celui de confronter huis clos et espace public.
Africultures oblige, je commence avec la chambre 07 « Banalités d’usage, un musulman de moins » écrit par l’auteur comorien Soeuf Eldabawi. Manque de chance : il aurait été « retenu au poste frontière par les services d’immigration ». Accueillis dans les loges autour d’une table dressée avec entrées et verres de vin, nous écoutons sur un IPod le texte de Soeuf Eldabawi qui explique le « principe de la file de droite ». Cette ligne aux frontières de la peur, c’est celle réservée aux Européens dans les aéroports, celle où le dramaturge prononce « la prière de l’absence », qui rendrait positivement invisible son identité de noir, comorien, afro-musulman
Quand l’IPod s’éteint, [spoiler] Soeuf Eldabawi pénètre dans les loges et nous invite à partager un shungu, banquet traditionnel comorien, autour d’un échange sur le vivre-ensemble. C’est alors que la scénographie prend forme et exhibe ses lignes : ligne d’unité de la tablée, ligne dialectique entre les deux orateurs, Soeuf Eldabawi et l’acteur-convive Julien Jaillot, ligne de couleur des « banalités d’usage », ligne du miroir filant sur un mur, invitation spéculaire à voir l’autre en soi. Des lignes d’opposition qui convergent subtilement vers un point de fuite : les mots « chamsi na mwezi » – « le soleil et la lune » – écrits en arabe sur un tableau. Pas de doxa, pas de gagnant.
Après ce tour de chauffe, je monte à bord d’un camion Renault maculé de boue, aux allures de carapite dakarois et détourné en truck autoradiophonique, pour écouter le « Dog Jazz » du congolais Julien Mabiala Bissila – à qui nous laissons d’ailleurs la place du conducteur « au cas où ». Parabole sombre et allégorique sur la guerre, « Dog Jazz » est une suite d’énigmes non dévoilées – peut-être sommes-nous dans cette histoire de spectres, de cimetière et de chien jazzman ironiquement nommé Coltan ?
Sur le pare-brise, une partition de A love supreme (Emmanuel Dongala n’est pas loin), des chapelets, une carte postale de la Costa Brava
Dans ce camion hanté par les cauchemars de la guerre, personne ne se sent très à l’aise
Je m’offre ensuite une séance de thérapie cognitive à travers les rues de Limoges, kidnappée par la monstrueuse Queen Kong, une actrice belge qui refuse de jouer « l’action attendue », se déguise en gorille, et troque « 30 minutes d’un spectacle rodé contre 3 minutes de vie, décevante ou non ». Maskophobe depuis l’enfance, je n’ai d’autre choix que de lui faire confiance
même si j’ai peur. La soirée se clôture avec « Safari », teen road trip québécois où deux adolescents conjurent leurs peurs grâce aux émois du flirt et du premier baiser. À tous ces interprètes et ces auteurs que nous n’avons pas applaudis, parce que pas de quatrième mur, je dis BRAVO.
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